« Les accents français ont toujours existé » – Entretien avec André Thibault

Pourquoi les accents français existent-ils ? Nous avons interrogé le linguiste André Thibault afin de comprendre comment ces accents façonnent nos langues.
Les accents en France sont nombreux et variés. Comment sont-ils apparus ?

Pourquoi les accents existent-ils ? Comment naissent-ils ? Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé André Thibault, linguiste spécialisé en francophonie, aujourd’hui professeur à l’UFR de Langue française de Sorbonne Université. Originaire de la ville de Québec, il a longtemps vécu en Suisse où il a rédigé le Dictionnaire suisse romand (Genève, Zoé, 1997) avant de soutenir une thèse en linguistique espagnole à l’Université de Lausanne (1998).

Pouvez-vous nous dire ce qu’est un accent ? Existe-t-il une définition claire ?

Lorsqu’on parle d’un accent, on parle de phonétique, c’est-à-dire de la façon dont on prononce les mots, les consonnes et les voyelles. Les accents ne touchent pas à la grammaire, à la conjugaison ou au vocabulaire. Ce qu’il faut aussi préciser, c’est qu’aucune langue n’est parlée de façon totalement homogène. Il existe une multitude d’accents au sein de toutes les langues du monde. Bien entendu, les accents peuvent différer, évoluer et changer selon les époques.

Comment sont apparus les accents en France ? Pourquoi les accents existent-ils ?

Les accents français ne sont pas « apparus » ; ils ont toujours existé ! On pense naïvement que l’état « normal » d’une langue est d’être homogène, mais cela n’a jamais été le cas dans l’histoire. En revanche, on peut essayer de comprendre comment ils évoluent et pourquoi ils diffèrent selon les régions et les territoires.

Pour une langue, il faut rappeler qu’il existe deux grandes façons de se répandre et d’évoluer en dehors de son bassin originel. La première façon est lorsque des locuteurs d’une langue maternelle se déplacent pour coloniser une autre région. Par exemple, au XVIIe siècle, certains Français se sont installés en Nouvelle-France (le Canada) et ils ont importé leur langue avec eux. L’autre façon pour une langue de s’étendre est de s’imposer à d’autres peuples par le biais d’une conquête militaire ou culturelle. 

Dans les deux cas, on assiste à des phénomènes de contacts de langues et d’accents, et ces influences diverses donnent naissance à quelque chose de « neuf ». Pour reprendre l’exemple de ces Français installés au Canada, cela a donné naissance à une variété de français descendant du français populaire des provinces de l’Ouest et de l’Île-de-France, mais qui ne correspond exactement à celui d’aucune autre région dans le monde ? Il s’agit d’une autre façon de parler, une autre façon de s’exprimer. En linguistique, lorsque différentes variétés régionales se mélangent avant de s’uniformiser pour donner naissance à quelque chose de nouveau, on parle de koinéisation.

En France, il s’est opéré exactement le même phénomène, mais sur des centaines d’années. Il faut rappeler que jusqu’à la fin du Moyen Âge et au-delà, on ne parlait guère le français dans la plupart des régions de ce qui est aujourd’hui l’Hexagone. Les langues régionales étaient dominantes, elles ont coexisté pendant des siècles avec le français et l’ont influencé. Le français actuel n’est que le résultat de ces influences passées.

En France, peut-on cartographier, identifier et recenser tous les accents des régions françaises ? Combien existe-t-il d’accents français différents ?

Il est possible de mener des études pour analyser les différents traits de prononciation au sein d’une population, mais il est impossible d’identifier formellement les zones occupées par tel ou tel accent. Lorsqu’on analyse les traits de prononciation d’une population et que l’on reporte les résultats sur une carte, on se retrouve avec un portrait totalement bigarré qui fait apparaître des différences importantes au sein d’une même région.

Les aires des différentes prononciations sont très diverses d’un phonème à l’autre ou d’un mot à l’autre, c’est la raison pour laquelle il est si difficile de cartographier les accents français et de décréter que « tel ou tel accent est celui de telle ou telle région ». S’agissant du nombre d’accents régionaux présents en France, il est donc totalement impossible d’y répondre. Pour illustrer mon propos, c’est comme si vous regardiez un tableau impressionniste et que l’on vous demandait « combien y a-t-il de couleurs sur la toile ? ». C’est impossible d’y répondre.

En revanche, il est facile de mener des études de prononciation sur un seul individu. Il suffit de l’enregistrer, de le faire parler et d’écouter attentivement sa prononciation. On pourra dresser un portrait très précis de la façon dont il s’exprime, mais les résultats ne valent que pour lui-même.

En France, les accents sont-ils toujours pratiqués par les populations ? Au contraire, observe-t-on une uniformisation générale ?

Nous avons la chance d’avoir suffisamment de données pour évoluer les variations et les évolutions des accents français. Pour obtenir des résultats significatifs, il faut étudier certains traits de prononciation et refaire une étude quelques années plus tard auprès de sujets du même âge et de la même région. Cela donne une idée assez précise sur l’évolution des prononciations. On a notamment fait ce travail sur la distinction entre, par exemple, les prononciations pâte et patte.

L’un des premiers linguistes français à avoir mené ce type d’étude s’appelait André Martinet. Ce dernier a été fait prisonnier durant la Seconde Guerre mondiale et a mené des études auprès de tous ses codétenus qui venaient de différentes régions de France. Il leur a notamment demandé s’ils prononçaient différemment les mots pâte ou patte, piquet ou piqué, etc. À la fin de la guerre, il a publié un livre sur les accents français illustré de plusieurs cartes de prononciation. Il en ressort qu’à l’époque, de grandes différences étaient bien présentes en France, notamment entre le sud et le nord du pays.

Avec mon collègue Mathieu Avanzi, nous avons mené plusieurs enquêtes du même type dans les années 2015 – 2016 qui portaient sur les mêmes mots. Nous avons observé que certaines différences de prononciation étaient bien en train de s’effacer au profit d’une certaine uniformisation. En d’autres termes, nous observons un lissage phonétique sur certains phonèmes. Bien entendu, certains mots résistent mieux que d’autres.

D’après vous, qu’est-ce qui contribue à ce lissage phonétique ?

Comme je vous le disais, les accents évoluent au fil des influences culturelles, politiques ou économiques. Néanmoins, on peut préciser trois éléments décisifs dans l’évolution d’une prononciation : la mobilité des êtres humains, l’influence médiatique et les accommodations linguistiques. Lorsqu’un individu déménage dans une région qui pratique un accent différent, il se trouve influencé par son environnement linguistique, mais il l’influence aussi à son tour.

S’agissant des médias, il va de soi que la façon de parler à la télévision, à la radio ou sur Internet, influence également la prononciation des individus et notamment celle des enfants. Enfin, on parle d’accommodation linguistique lorsqu’un individu gomme volontairement ses habitudes de prononciation pour se fondre dans la masse. Il faut préciser que chaque individu revêt sa propre psychologie et que chacun peut décider ou non de préserver son accent. 

« L’accent parisien n’est pas plus neutre qu’un autre »

Les accents français sont-ils influencés par l’écriture ? Au contraire, un accent peut-il influencer l’écriture ?

Oui, la graphie joue un rôle extrêmement important dans notre société. Lorsqu’on parle de l’influence de l’écriture sur la prononciation, on parle de l’« effet Buben », du nom du linguiste qui a étudié la question. À titre d’exemple, le « i » de persil et sourcil est censé se prononcer sans le « L » si l’on regarde le dictionnaire.

De fait, la plupart des individus, en France métropolitaine, prononcent bien le « L », ce qui n’était pas le cas naguère. Globalement, on peut considérer que c’est plutôt l’écriture qui « mène la danse » et qui détermine bien souvent la façon dont on prononce les mots. Mais il existe encore quelques mots qui font débat tels que les mots sculpteur, but, etc. Il est extrêmement rare, en revanche, de changer la graphie (officielle) d’un mot pour l’aligner sur la prononciation (sauf parfois dans des pièces de théâtre, des passages dialogués dans des romans, des SMS, etc.).

Peut-on considérer que les Parisiens parlent de façon plus neutre ? Est-ce vraiment le cas ?

Non, l’accent parisien n’est pas plus neutre qu’un autre. La neutralité est une perception propre à chaque individu, c’est une vision très subjective qui n’a rien de scientifique. Lorsqu’on interroge la neutralité en linguistique, on étudie ce qu’on appelle les attitudes linguistiques. Il s‘agit de comprendre la perception des individus selon leur façon de s’exprimer.

Si l’on reprend le cas des Parisiens, il est intéressant de noter que leur façon de s’exprimer est jugée comme plus intelligente, mais moins sympathique que celle des provinciaux. Ces jugements sont totalement subjectifs, mais c’est une perception qui semble être partagée par plusieurs sujets.

D’après vous, faut-il souligner l’existence d’un accent chez son interlocuteur ?

Et bien non ! Je conseille à tout le monde de ne jamais parler de l’accent de son interlocuteur. C’est en général très désagréable pour l’interlocuteur même si cela part d’un bon sentiment. Il faut se montrer pudique avec les accents.

André Thibault est un linguiste québécois spécialiste des accents français, aujourd’hui professeur à l’UFR de Langue française de Sorbonne Université.
André Thibault est un linguiste québécois spécialiste des accents français, aujourd’hui professeur à l’UFR de Langue française de Sorbonne Université.
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