Illustrations de Teresa Bellón
Pour nous qui sommes passionnés par les langues, les découvertes linguistiques comptent plus que tout : elles nous permettent de toujours progresser dans notre apprentissage. C’est cette même curiosité qui anime les spécialistes du décodage des écritures anciennes. Et ils ne manquent pas de travail, c’est le moins qu’on puisse dire. Que ce soit le Linéaire A, le Manuscrit de Voynich, les Hiéroglyphes crétois ou les symboles Vinča, toutes ces langues résistent pour l’instant aux chercheurs, qui n’ont toujours pas trouvé la clef du mystère. Plongeons l’espace de quelques minutes dans les secrets de ces langues mystérieuses.
LE LINÉAIRE A
L’histoire du Linéaire A est étroitement liée à l’histoire du Linéaire B : ces deux écritures sont liées aux antiques civilisations minoenne et mycénienne.
Les Minoens ont été le premier peuple à développer une civilisation en Grèce – plus précisément sur l’île de Crête –, mais ils ont soudainement disparu environ 1450 ans av. J.-C. Si la cause et le déroulement restent à ce jour un mystère, certaines pistes évoquent une éruption volcanique suivie de tsunamis détruisant les constructions et les navires des Minoens, entraînant par la suite un effondrement commercial préalable à leur disparition.
Seul vestige de la civilisation minoenne, son système d’écriture fut préservé sur des tablettes d’argile. Lorsque le célèbre archéologue britannique Sir Arthur Evans découvrit les fameuses tablettes à la fin du XIXe siècle, il nomma l’écriture minoenne Linéaire A d’après son apparence rectiligne.
C’est au milieu du XVe siècle av. J.-C., précisément au moment du déclin des Minoens, qu’émergea la civilisation mycénienne sur le rivage grec de la mer Égée. À l’instar des Minoens, les Mycéniens gardèrent également des traces écrites sur des tablettes argileuses.
On peut supposer qu’ils s’inspirèrent directement de la méthode minoenne, allant jusqu’à utiliser des glyphes semblables. Cette écriture fut de fait nommée Linéaire B à cause de cette ressemblance.
Un génie doit sortir des sentiers battus
Le Linéaire B a été décrypté il y a 50 ans par Michael Ventris, un architecte britannique passionné par les langues étrangères. Ventris était surtout un génie de l’apprentissage : il apprit tout seul le polonais à l’âge de six ans, maitrisa le suédois après seulement deux semaines passées en Suède, et pouvait par ailleurs lire et écrire en grec ancien et latin.
C’est après avoir assisté à une conférence de Evans sur le Linéaire B que Ventris s’intéressa au sujet. Jusqu’alors, la plupart des chercheur·euse·s pensaient que le Linéaire B était une langue distincte, mais Ventris changea son paradigme de pensée : il était convaincu que le Linéaire B n’était rien d’autre que du grec écrit différemment. En se basant sur l’hypothèse qu’il s’agissait d’une ancienne forme écrite du grec, il fut en mesure de décrypter le Linéaire B après avoir découvert que les mots les plus utilisés correspondaient aux noms des villages crétois, tels que Knossos.
Après la découverte de Ventris, les spécialistes tentèrent d’appliquer la même méthode au Linéaire A. Mais une contrainte majeure subsiste : le Linéaire A n’est pas une forme d’écriture grecque, mais une langue belle et bien distincte. C’est ainsi que la première civilisation à vivre de la pêche sur l’île de Crète continue encore aujourd’hui de déconcerter les savants.
Fragments de frustration
Mais qu’est-ce qui peut bien rendre le Linéaire A si difficile à décoder ? Premièrement, beaucoup de ses symboles demeurent inconnus. 80 % des glyphes trouvés dans le Linéaire A n’existent pas en Linéaire B. Ces motifs inhabituels et rares rendent donc compliqués les tentatives de traduction.
Deuxièmement, le Linéaire A semble faire usage de logogrammes (des symboles qui représentent des mots, voire des phrases entières) en plus des symboles dits syllabiques. Ces logogrammes pourraient avoir plusieurs significations différentes en fonction du contexte, à l’instar du mandarin. Et pour rendre les choses plus complexes encore, les mots de Linéaire A déjà décryptés ne correspondent à aucun autre langage existant, phonétiquement ou morphologiquement.
Le dernier point – peut-être le plus important – concerne la rareté des supports d’étude. Seulement 1500 fragments sont recencés, qui plus est très courts pour la plupart d’entre eux – seulement quelques caractères –, et/ou extrêmement endommagés. À titre de comparaison, lorsque le Professeur Emmet Bennet (linguiste et philologue américain) rassembla les reliques de Linéaire B, il dénombra au moins dix fois plus de fragments que pour le Linéaire A.
Reste-t-il encore un espoir d’un jour décrypter le Linéaire A ? La réponse se trouve dans les pelles des archéologues. Il est temps d’aller faire un tour par la Crête et de commencer à creuser pour trouver de nouvelles tablettes de Linéaire A… et résoudre enfin le mystère !
LES HIÉROGLYPHES CRÉTOIS
Un siècle avant l’apparition probable du Linéaire A, les Minoens avaient déjà développé le tout premier système d’écriture européen : les hiéroglyphes crétois.
Tandis que le Linéaire A était composé de formes rectilignes, les hiéroglyphes crétois utilisaient davantage de représentations figuratives : des chats, des mains, des armes ou des bateaux, complétés par des symboles plus abstraits. Plutôt que des tablettes d’argile, la majorité des textes inscrits en hiéroglyphes crétois ont de plus été trouvés sur de petits objets, comme des sceaux en pierres précieuses.
Une hypothèse probable est que ces deux écritures étaient complémentaires. Ainsi, les tablettes en Linéaire A étaient probablement utilisées de manière administrative pour garder une trace des comptes et inventaires. Les sceaux hiéroglyphiques étaient quant à eux sans doute utiliser pour imprimer des textes sur d’autres supports, par exemple le nom du propriétaire du support en question.
Ici encore, la difficulté de décryptage tient malheureusement au trop faible nombre d’échantillons découverts. Même en comparant les hiéroglyphes aux symboles des Linéaires A et B, rien ne permet d’en identifier le sens réel, hormis quelques possibles termes comptables et géographiques.
Cette langue n’est sans doute pas le grec du Linéaire B, et il n’y a quasiment aucune chance que les hiéroglyphes représentent la même langue que sa cousine, le Linéaire A. S’il existe une solution au mystère des hiéroglyphes crétois, elle demeure profondément enfouie dans quelque temple ou tombe encore à découvrir.
Les symboles Vinča
La doctrine veut que l’écriture ait été inventée au sud de la Mésopotamie entre 3500 et 3000 avant notre ère. Cette théorie a été pourtant plusieurs fois contestée par l’existence de ce que les savants appellent la sémasiographie, présente dans les symboles Vinča. La culture de Vinča (qui signifie mère) est apparue à l’est de l’Europe entre 5500 et 4500 ans av. J.-C. Ses symboles indéchiffrables sont ainsi considérés comme sémasiographie par certains chercheurs, tandis que d’autres les considèrent comme un système d’écriture à part entière.
La culture Vinča descend des civilisations du bassin danubien, qui ont prospéré dans les Balkans et qui sont parmi les plus anciennes civilisations connues en Europe. Le savoir-faire Vinča comprenait la filature et le tissage, le travail du cuir et la fabrication de vêtements, la manipulation du bois, de l’argile et de la pierre, les outils en cuivre et des connaissances architecturales très avancées, alors même que la majeure partie de l’Europe vivait encore à l’âge de pierre.
Pour couronner le tout, la culture Vinča est à l’origine de l’invention de la roue, probablement le plus grand progrès technologique de l’histoire de l’humanité – à égalité avec la machine à vapeur et l’ordinateur. Enfin, la culture était très probablement matrilinéaire et résolument égalitaire dans son ordre social.
La mère des Minoens ?
Jusqu’à présent, les spécialistes ont retrouvé environ 700 symboles Vinča différents, un nombre comparable à celui des hiéroglyphes de l’Égypte antique jusqu’à présent répertoriés. Mais leur supposée langue écrite laisse pourtant perplexe.
Les scientifiques ont déjà beaucoup débattu du fait qu’il s’agit soit d’une succession de simples formes géométriques, ou au contraire d’un système d’écriture perfectionné. Certains ont même comparé les symboles Vinča au Linéaire A ; Harald Haarman, un scientifique allemand, a ainsi souligné que leurs similitudes sont liées à l’arrivée d’envahisseurs venus de l’Europe du Nord. Ce sont eux qui auraient transformé la civilisation danubienne en imposant leur modèle social et politique patriarcal, provoquant l’exode du peuple Vinča vers la Crète, d’où ils purent continuer à se développer.
Les paradigmes scientifiques sont parfois difficiles à bouleverser ; mais si les symboles Vinča constituent véritablement un système d’écriture, ce serait la plus ancienne langue écrite jamais découverte.
LE RONGORONGO
L’Île de Pâques (Rapa Nui de son nom d’origine) est particulièrement connue pour ses statues moai ; c’est aussi la source d’un système d’écriture disparu et toujours indéchiffrable : le rongorongo.
Cette écriture a été mentionnée pour la première fois par un Occidental – le missionnaire Eugène Eyraud – en 1866. Quelques années plus tard, des artefacts contenants des éléments écrits sont rapatriés depuis l’Île de Pâques. Ainsi commencent les tentatives de déchiffrages du rongorongo.
Le script fut d’abord découvert sculpté dans la pierre, ainsi que sur quelques objets en bois. Eugène Eyraud découvrit certaines de ses tablettes en bois dans les habitations insulaires, mais les habitants n’y prêtaient plus la moindre attention et étaient incapables d’en comprendre le sens. La tradition orale mentionne également l’utilisation des feuilles de bananier comme support d’écriture – malheureusement introuvables, du fait de leur nature périssable.
Le rongorongo est écrit en boustrophédon, ce qui signifie que le script alterne de gauche à droite et de droite à gauche en lignes horizontales. Il est constitué d’environ 120 symboles différents et est probablement l’ancêtre du rapanui ; néanmoins, nous n’avons aucune preuve quant à son utilisation : était-ce une forme d’aide-mémoire à la tradition orale, ou bien une simple graphie décorative ?
Aujourd’hui, l’Île de Pâques fait officiellement partie du Chili, et la plupart de ses habitants parlent espagnol, malgré un faible pourcentage de locuteurs du rapanui. Néanmoins, les deux langues utilisent l’alphabet latin.
LE MANUSCRIT DE VOYNICH
Au début du XXe siècle, Wilfrid Voynich, un antiquaire new-yorkais, visite la Villa Mandragone avec le secret espoir d’y trouver des livres rares. Au détour d’une école Jésuite, il découvre de nombreux textes historiques. Parmi eux, quelques manuscrits du XVIIe siècle ayant appartenus à Athanasius Kircher, un moine jésuite allemand polymathe.
Un de ces manuscrits attire l’attention de Voynich, qui l’acquiert dans le but de le déchiffrer. Il décèdera avant d’avoir réussi à décrypter les secrets du manuscrit qui portera désormais son nom : le Manuscrit de Voynich. De nos jours, le livre appartient à la collection d’ouvrages rares de l’université de Yale.
Le Manuscrit de Voynich comporte plus de 200 pages, 170 000 caractères différents, ainsi que des illustrations très détaillées. On suppose que la majorité du texte traite de sujets botaniques et phytosanitaires. Il contient des dessins de plantes avec racines, feuilles et fleurs, des signes zodiacaux et des illustrations de phénomènes optiques.
Cet assortiment hétéroclite de thèmes et de représentations est probablement lié aux croyances médiévales sur la maladie et la guérison. Au Moyen Âge, le traitement médical exigeait des connaissances astrologiques. La fin du Manuscrit de Voynich comprend des recettes qui semblent indiquer les étapes de la cuisson des herbes récoltées.
Secrets d’alchimie… ou canular ?
Malheureusement, le Manuscrit de Voynich reste jusqu’à présent indéchiffrable. Qui était cet auteur (guérisseur ?) qui tenta de dissimuler ses découvertes à ses concurrents, voire à la Sainte Inquisition ? La nature alchimique des sujets traités était en effet alors strictement condamnée par l’Église.
À l’origine, Voynich pensait en avoir découvert l’auteur. Mais tandis qu’il reprographiait l’ouvrage original du Manuscrit de Voynich, un élément invisible apparut. Certains mots effacés du parchemin firent surface sous la lumière ultraviolette, révélant le nom d’un expert des plantes médicinales du XVIIe siècle : Jacobus Sinapius. Les préparations médicinales de Jacobus étaient alors réputées à travers toute l’Europe, et il fut convoqué à la cour de Prague en 1608 par l’empereur Rodolphe II, alors touché par des symptômes dépressifs et persuadé que les concoctions de Jacobus pourraient l’aider.
Malgré tout, le style des illustrations du Manuscrit de Voynich suggère une origine totalement différente. Le style des plantes représentées dans le manuscrit semble ainsi davantage allégorique que réaliste. La tradition médiévale représentait les choses selon les pouvoirs qu’on leur attribuait, et non leur réalité optique. Au début du XVIIe siècle, cependant, les plantes étaient représentées de façon plus réaliste. Ainsi, même si le nom de Jacobus a été trouvé sur une des pages du Manuscrit de Voynich, il n’en était probablement pas l’auteur, mais seulement son propriétaire.
De plus, il est admis que l’Empereur Rodolphe collectionna de nombreux objets précieux liés à l’alchimie et à la magie, ce qui lui valut d’énormes dettes après sa mort. Un de ses créanciers aurait pu être Jacobus lui-même – et le Manuscrit de Voynich un moyen de paiement.
Il existe néanmoins une seconde théorie : l’ouvrage entier serait un faux. Le Manuscrit de Voynich est fait en parchemin fin, et les pigments utilisés pour colorier les dessins certainement chers et de bonne qualité, comme l’attestent la vivacité des teintes après plusieurs siècles. L’ouvrage ne comporte par ailleurs aucune erreur dans ses 200 pages, et aucune correction visible. Comme seul Voynich avait accès à ce manuscrit, beaucoup croient qu’il serait à l’origine d’un canular très perfectionné.
Des origines italiennes
Aucune de ces théories n’a jamais pu être jusqu’à présent prouvée. De récentes recherches ont permis de dater le manuscrit et d’en indiquer sa région d’origine. L’un des dessins du manuscrit représente en effet une ville protégée par un château avec des encoches en forme de V dans les merlons. Il se trouve que ces encoches n’ont pu être trouvées qu’autour de 1420 dans l’architecture du nord de l’Italie. Il faudra encore quelques décennies pour que le style se répande dans toute l’Europe.
Maintenant que l’on connait la date et la région, il y a de bonnes chances pour que l’on puisse la déchiffrer en cherchant d’autres objets et vestiges culturels dans le nord de l’Italie. À moins, bien sûr, que le Manuscrit de Voynich n’ait été rédigé dans une langue secrète dont l’auteur conserve jalousement la clé dans sa tombe.
L’ÉCRITURE ÉPI-OLMÈQUE
Nous réduisons souvent les puissantes et anciennes civilisations méso-américaines aux seuls Mayas et aux Aztèques. Mais il existe une troisième culture plus mystérieuse que l’on oublie souvent de citer : la culture olmèque. Cette civilisation émergea entre 1200 et 400 ans avant notre ère ; mais son héritage (parmi lesquels de nombreux objets périssables et tombes) s’est majoritairement évaporé dans l’humidité tropicale des plaines du Mexique septentrional.
Seuls quelques sculptures et vestiges architecturaux subsistent (ainsi que de rares objets en bois), parmi lesquelles ces têtes colossales qui constituent l’une des plus importantes découvertes archéologiques de l’époque. On considère ainsi que ces sculptures représentent les dirigeants olmèques.
Cette société agricole a été la première en Méso-Amérique à créer de petites villes, et était capable d’incroyables prouesses techniques comme la construction d’aqueducs. Ses dieux (au moins au nombre de huit), ses rituels et son art ont largement influencé les civilisations mayas et aztèques qui lui succédèrent.
Les Olmèques sont encore considérés comme l’une des rares cultures originellement vierges, qui s’est développée sans aucune influence antérieure significative.
Le plus vieux système d’écriture d’Amérique
Une civilisation aussi évoluée doit avoir eu un système d’écriture digne de ce nom, et les découvertes récentes vont dans ce sens. À la fin des années 1990, la Stèle de Cascajal a été trouvée dans le sud-est du Mexique, au cœur de l’ancienne civilisation olmèque. La stèle comprend 62 glyphes, certains abstraits et d’autres ressemblant à des ananas, épis de maïs ou poissons.
Les symboles ne ressemblent en rien aux autres alphabets méso-américains, et l’écriture est horizontale – contrairement aux autres anciens scripts méso-américains qui fonctionnent verticalement. On présume que les symboles représentent des titres royaux, les noms des dieux et les dates du calendrier.
L’écriture épi-olmèque n’a pour l’instant pas été reliée à un quelconque autre script existant, et il est encore trop tôt pour en connaître avec certitude la signification. Les scientifiques sont à la recherche de nouveaux éléments, et les recherches sont toujours en cours.
À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Quel âge a l’écriture ? Combien de systèmes d’écriture existaient avant que les Sumériens n’inventent le système cunéiforme ? En l’an 2000, le magazine New Scientist a fait le récit d’une découverte incroyable : des coquilles d’œufs gravées de symboles vieilles de 60 000 ans.
Et si l’écriture était bien plus ancienne que nous ne l’imaginons ? Qu’est-ce que cela dirait de la conscience humaine et de notre sens du moi dans le monde ? Réussira-t-on un jour à déchiffrer les mystères du Linéaire A, du Rongorongo et autre Manuscrit de Voynich ? Ces symboles gravés seront-ils un jour déchiffrés ?