Inde, New Delhi : j’attends mon taxi dans un quartier délabré près de South Extension, au milieu de blocs de béton et de chantiers de construction où se promènent quelques chèvres. Un jeune Indien de 12 ans s’approche et se présente. Il sort un cahier abîmé et commence à lire, avec hésitation :
“Acids and bases are crucial components in the study of chemistry.” (“Les acides et les bases sont des éléments fondamentaux dans l’étude de la chimie.”)
Je lui demande en anglais, puis en hindi, ce que signifie cette phrase. Il me répond qu’il n’en a aucune idée, que le professeur l’a écrite au tableau et qu’il l’a recopiée. Il me fait ensuite répéter plusieurs fois les mots à haute voix et essaie d’imiter ma prononciation. L’arrivée du taxi vient mettre fin à la scène.
Aussi étrange qu’elle puisse paraître, cette anecdote n’est en réalité ni rare ni exceptionnelle dans le sous-continent indien, ou plus généralement dans les pays émergents. Thomas Friedman, auteur du livre La terre est plate, décrit l’hégémonie croissante des « lingua franca » , et principalement celle de l’anglais, comme l’une des conséquences de la mondialisation – une évolution qui représente souvent un casse-tête pour les systèmes scolaires des régions concernées. En effet, les parents veulent à tout prix que leurs enfants apprennent l’anglais, la nouvelle langue hégémonique – ce qu’on appelle communément une lingua franca.
De nombreuses écoles se voient donc forcées de proposer un enseignement bilingue ou entièrement en anglais. Elles utilisent également des manuels scolaires rédigés en langue anglaise. Malheureusement, les instituteurs eux-mêmes ne maîtrisent pas toujours la langue et ne parviennent donc pas à se faire comprendre des élèves. C’est ainsi que se forme un cercle vicieux : les enfants apprennent à penser, lire et écrire dans une autre langue que leur langue maternelle, tandis que l’enseignement dans la langue étrangère reste lui-même approximatif.
Ignorer les langues locales aux dépens de la lingua franca a un coût
Le désir des parents, mais aussi des politiciens et des éducateurs, d’enseigner aux enfants une langue qui leur donnera accès à des études supérieures et à de meilleurs emplois, est tout à fait légitime. Mais, dans cette hâte d’exposer les écoliers dès leur plus jeune âge à une lingua franca comme l’anglais ou à une langue régionale comme le hindi, on néglige les langues locales. Une récente étude (lien en anglais) conduite dans des pays à bas ou moyens revenus indique que « la langue parlée à la maison n’est que rarement utilisée dans l’enseignement », ce qui est un facteur important d’analphabétisme.
Le système éducatif tibétain illustre parfaitement ce problème. À partir des années 1960 et jusqu’à la politique de « tibétanisation » des années 1990, le système éducatif, basé sur le modèle anglo-indien, n’employait pas le tibétain comme langue d’enseignement. Parallèlement, on constatait chez les élèves de mauvais résultats scolaires.
Soyons bien clairs : l’enseignement des langues étrangères à l’école n’est en aucune façon un mal en soi. Dans des pays comme la Hollande ou le Danemark, il est parfaitement normal d’apprendre quatre langues ou plus dès les premières années d’école. Cependant, ces pays mettent parallèlement tout en œuvre afin que les élèves aient une première langue de référence forte. Il faut par ailleurs faire la distinction entre apprendre une langue et étudier une matière dans une langue étrangère. Les opinions divergent beaucoup quant à l’intérêt d’apprendre une matière comme l’histoire ou la science dans une langue qu’on ne maîtrise pas complètement. Et lorsqu’on ne la parle pas du tout, la réponse est évidemment sans ambiguïté.
Sans surprise, il semble que les communautés défavorisées soient le plus durement frappées par l’obsession des systèmes scolaires pour les langues globales ou régionales. Comparons par exemple un enfant parlant un dialecte local à la maison mais dont les manuels scolaires sont en hindi, avec un enfant dont les parents parlent anglais à la maison et qui utilise des livres en anglais : les chances de réussite scolaire sont complètement déséquilibrées. Au-delà de cet aspect, il convient d’ajouter qu’un tel choix représente une charge supplémentaire pour les instituteurs, qui doivent non seulement gérer des classes nombreuses, mais en plus aider les enfants à se débrouiller dans une langue inconnue.
1, 2, 3 nous irons au bois…
La plupart des experts en linguistique s’accordent à dire qu’il est impératif d’avoir une base solide dans sa langue maternelle afin d’apprendre autre chose, que ce soit une seconde langue ou, plus généralement, des disciplines comme la géographie et les mathématiques. Dès la petite enfance, la langue est étroitement liée au développement de facultés cognitives, émotionnelles et sociales essentielles, telles qu’apprendre à exprimer et à contrôler ses émotions, interagir avec d’autres enfants et développer l’imagination par le jeu. Avant même le jardin d’enfants, les années qui suivent la naissance déterminent le futur des individus. En 2016, le prix Nobel d’économie James Heckman affirmait même que pour chaque dollar investi dans l’éducation d’un enfant, le retour sur investissement (aussi appelé RSI ou ROI) s’élevait à 6 dollars.
C’est aussi pendant l’enfance que les parents et les instituteurs nous lisent des histoires, que nous commençons à comprendre la relation entre langue écrite et langue orale, que nous découvrons nos premiers livres, ceux qui nous marqueront à vie ; qui ne se souvient pas des histoires de Pomme d’Api ou des Trois petits cochons ? Imaginez maintenant qu’il n’existe pas ou peu de livres à disposition dans votre langue maternelle. Dans de nombreuses communautés, l’absence de littérature pour enfants rédigée dans la langue locale freine l’alphabétisation dès le plus jeune âge. Autre cas de figure : imaginez qu’il n’existe aucune littérature dans votre langue maternelle, ou bien, s’il y en a, que vos parents ou votre instituteur n’y aient pas accès ou ne puissent tout simplement pas la lire. Comment espérer créer un lien avec la langue écrite, que ce soit dans sa langue maternelle ou dans n’importe quelle autre langue ?
La brèche de l’alphabétisation
Il est extraordinaire de penser que l’être humain a développé le moteur à combustion, envoyé des hommes dans l’espace et réussi à interconnecter la planète entière grâce à la communication instantanée. En même temps, l’UNESCO estime à près de 15 % la proportion de personnes de quinze ans et plus qui sont analphabètes (cf. tableau 1. de l’étude « Dernières données sur l’alphabétisme »). Cela représentait 773 millions de personnes en 2013, dont 63,8 % de femmes.
En y regardant de plus près, la réalité est encore plus sombre. Dans les pays développés, un enfant est considéré comme alphabétisé après cinq ans d’école, alors même qu’il n’y a aucune donnée fiable à ce sujet. En Inde, pays qui compte plus d’habitants que tous les pays d’Afrique réunis, une étude a été réalisée en 2003 par Pratham Books (lien en anglais), l’une des plus grandes ONG du pays, auprès de 100 000 ménages vivant dans des bidonvilles à Maharashtra. Elle révèle que, bien que 94 % des enfants du pays soient scolarisés, un tiers lit les mots sans savoir déchiffrer la phrase, tandis que 27 % ne sont capables d’identifier que des lettres et que 17 % ne savent pas lire du tout. Ces chiffres déjà alarmants sont encore susceptibles de varier, selon la définition de l’alphabétisation sur laquelle on s’appuie.
Quelles histoires raconter ?
Lors d’un TED talk, l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie a fait une remarquable présentation dans laquelle elle a évoqué les dangers de ne présenter que des histoires homogénéisées et « blanches ». Les histoires que nous racontons et les livres que nous lisons forment notre identité culturelle. Lorsque les lingua franca sont dominantes, les histoires contées en langue vernaculaire deviennent ce que les éditeurs appellent des « marchés de niches ». Ces histoires se perdent avec le temps, tout comme les muscles s’atrophient et la mémoire s’affaiblit. Prenons le cas des Aborigènes d’Australie ou des natifs américains : lorsque les Harry Potter et autres Bob le bricoleur viennent remplacer les contes indigènes, cela empêche les enfants de créer un lien avec leur propre culture d’origine.
Cette affirmation n’est d’ailleurs pas une critique dirigée contre Hollywood ou la littérature populaire britannique, qui ont toutes deux leur place dans l’imaginaire des enfants. Mais lorsque ces œuvres se substituent aux histoires, livres et films locaux au lieu de venir enrichir une tradition déjà existante, le phénomène devient problématique. Les maisons d’édition sont de plus en plus réticentes à investir du temps et de l’argent dans du matériel en langue locale. La tâche incombe alors aux ONG telles que Pratham Books, dont la plateforme Storyweaver réunit des histoires pour enfants en différentes langues. Dans les pays scandinaves, le gouvernement encourage, à l’aide de subventions, les écrivains et les réalisateurs de films à utiliser leur langue locale au détriment de la lingua franca.
Malheureusement, les idiomes locaux ne sont pas les seuls concernés. Toutes les langues sont menacées par les lingua franca. Les humains ont besoin de dissemblances et de variété, et le XXe siècle a largement démontré le danger d’une hégémonie de cultures prétendument homogènes. Les civilisations de la planète forment toutes ensemble un vaste et merveilleux jardin qu’il est grand temps de cultiver, tout en préservant sa diversité.