C’est l’apanage de toutes les langues : utiliser des mots, des termes ou des expressions qui leur sont propres, et qui n’ont aucun équivalent ailleurs dans le monde. Avant les mots russes impossibles à traduire, nous vous avions déjà parlé des mots néerlandais impossibles à traduire, tels que uitwaaien (le fait de se balader pour s’aérer les idées), ou encore les mots allemands que nous aimerions avoir en français.
La langue russe possède naturellement également un immense réservoir de mots impossibles à traduire. Et parce qu’apprendre le russe est toujours à la fois surprenant et déroutant, nous vous présentons aujourd’hui dix mots russes impossibles à traduire, et pourtant indispensables à qui veut parler russe couramment !
10 mots russes impossibles à traduire
1. по́шлость (pochlost)
Celle qui parle le mieux du mot pochlost est Svetlana Boym, dans son livre Common Places : Mythologies of Everyday Life in Russia paru en 1994. Celle qui enseignait la littérature slave comparée à l’université de Harvard parlait ainsi du mot по́шлость :
« Le poshlost est la version russe de la banalité (…). Ce mot, à lui seul, traduit la trivialité, la vulgarité, le dévergondage sexuel, et le vide spirituel ».
Le spectre d’utilisation du mot « pochlost » est donc très large, allant du banal au vulgaire. Dénoncer le « pochlost » a souvent été au cœur des œuvres des auteurs russes entre les années 1860 et 1960, et particulièrement chez Anton Tchekhov. Son traducteur français traduit d’ailleurs systématiquement по́шлость par « platitude ».
2. тоска (toska)
Nous vous avions déjà parlé de la тоска dans cet article sur les noms et les mots effrayants à l’occasion d’Halloween. L’un des mots russes impossibles à traduire les plus emblématiques, qui parle d’une douleur de l’âme teintée de nostalgie ; l’envie d’un quelque chose, sans être capable de nommer cette chose précisément, tout en ressentant le manque, insoutenable, de ne pas l’avoir. La тоска est donc quelque chose qui est à la fois très vague (dans son objet) et très précise (dans le sentiment qu’elle décrit).
À noter que, parfois, la тоска peut être ressentie vis-à-vis de quelqu’un de précis : dans ce cas, c’est le sentiment de nostalgie qui sera « vague » et imprécis, comme un jeune homme qui soupire en pensant à une jeune femme, sans se rendre compte qu’il en est amoureux.
3. авось (avos)
La русское авось (littéralement « l’avos russe ») est une philosophie de vie, une attitude oscillant entre le fatalisme et l’espoir, d’une personne qui fait mine d’ignorer les problèmes et les tracas qui pourraient survenir… tout en espérant qu’il n’y ait ni échec, ni conséquence négative. C’est une attitude qui considère que la vie est faite d’aléas imprévisibles sur lesquels nous n’avons aucune prise : la meilleure chose à faire est alors de compter sur la chance.
Ce trait de caractère est au cœur du roman Oblomov, d’Ivan Gontcharov ; Alexandre Pouchkine, dans Eugène Onéguine, parle ironiquement de l’avos comme étant le « schibboleth russe ». Aujourd’hui, il n’est pas rare d’entendre que l’avos représente à merveille une facette de la psyché nationale russe ; d’ailleurs, culturellement, cette attitude peut être considérée comme à la fois positive (lorsqu’elle évoque une forme de résilience) ou négative (défaitisme, refus de prendre en main sa propre situation).
4. баба (baba)
Ce mot slave possède plus d’une dizaine de significations, listées sur le Wiktionnaire :
- Dans le langage courant, il peut signifier « femme »
- En vieux russe, il désigne une paysanne, une « bonne femme »
- Pour les enfants, il peut s’agit du diminutif de бабушка (grand-mère)
- Il peut également désigner un bonhomme de neige…
- … ou une idole de pierre dans le domaine religieux
- Par dérision, il peut servir d’insulte pour désigner un homme faible et lâche
- Il servait également à nommer les sages-femmes et les accoucheuses dans le passé
- Un entomologiste, quant à lui, utilisera баба pour parler d’une reine des abeilles qui ne sert plus…
- Tandis que, dans la vie courante, les Russes utiliseront баба pour parler d’une amante ou d’une maîtresse
- Enfin, dans la mythologie slave, баба peut également désigner une femme porteuse de l’eau-de-vie
Le célèbre mot Бабушка (baboushka), qu’on utilise le plus souvent pour parler affectueusement de sa grand-mère, viendrait de ce mot. Dans le poème Qui est heureux en Russie ? de Nikolaï Nekrassov, la баба est décrite comme une femme capable d’arrêter un cheval au galop, une sorte de Fifi Brindacier qui n’hésite pas à entrer dans une maison en flammes pour sauver ses habitants. Mais, de nos jours, le mot a une connotation péjorative, et sera perçu comme injurieux par les femmes russes.
5. смекалка (smekalka)
Si vous demandez aux Russes ce que sont les Russes, il y a de grandes chances pour qu’ils vous parlent de смекалка — un trait de caractère qui fait leur fierté, et qui est représenté dans toutes les fictions et dans tous les contes folkloriques russes.
La смекалка est une capacité à venir à bout, rapidement, de tous les problèmes — et ce, uniquement grâce à son ingéniosité et son intelligence. Un art de la débrouillardise, rusé et inventif, grâce auquel un personnage d’apparence faible et fragile arrive à venir à bout des puissants. Le mot de vocabulaire qui se rapprocherait le plus de smekalka est probablement le « outwit » anglais — bien que celui-ci n’ait pas de connotation nationaliste.
C’est la смекалка qui a par exemple contribué à forger le mythe de l’épopée de Souvorov à travers les Alpes à la fin du XVIIIe siècle, lorsqu’il se servit des foulards de ses soldats pour réparer un pont.
6. подвиг (podvig)
Le подвиг est à la fois une performance et un acte de bravoure, d’héroïsme. Le terme ne désigne cependant pas seulement le résultat, mais le chemin parcouru, et les circonstances dans lesquelles il a été réalisé. Il se rapporte souvent à des exploits militaires, civiques, scientifiques, héroïques, qui ont tous la particularité d’avoir été réalisés de façon désintéressée.
On parlera ainsi de подвиг en parlant de l’exploit de Youri Gagarine, qui fut le premier être humain à aller dans l’espace — un acte courageux, dans des circonstances difficiles, réalisé de façon désintéressée, pour la gloire de l’Union soviétique. De même, un sacrifice effectué par amour, voire même réalisé uniquement pour la beauté du geste, sera également quelque chose de podvig.
7. Беспредел (bespredel)
Le mot Беспредел veut littéralement dire « sans limites », mais les traducteurs littéraires utiliseront plutôt l’expression « sans foi ni loi ». Cependant, ce n’est pas pour rien que bespredel est l’un des mots russes impossibles à traduire : ce mot parle d’une personne qui ne respecte ni la loi, ni la morale, ni les normes sociales… souvent avec impunité. Tout en sous-entendant que ladite personne est dans une position de pouvoir — qu’il s’agisse d’un pouvoir politique, criminel, ou financier, qui fait tout ce qu’il veut sans jamais être inquiété… même s’il s’agit de faits gravissimes.
8. Хамство (khamsatvo)
La signification du mot Хамство ressemble à celle de Беспредел : il s’agit d’une forme d’arrogance, d’insolence, de grossièreté et d’impolitesse, multipliées par le sentiment d’impunité. C’est justement cette impunité qui donne cette couleur particulière à l’arrogance du Хамство — et qui énerve tant les Russes. Le harcèlement de rue, par exemple, est un Хамство ; tout comme, en voyage à l’étranger, le fait qu’un policier puisse vous demander un pot-de-vin sans que vous n’ayez les moyens de protester envers qui que ce soit.
9. Бытие (bytiye)
Le mot Бытие vient de быть (byt), qui est la version russe du verbe « être ». On traduit donc généralement Бытие par « l’être », dans une acceptation philosophique et essentialiste du terme, regroupant à la fois les notions de vie, et d’existence. Cependant, Бытие désigne également l’existence comme une réalité objective, qui ne dépend pas seulement de la conscience humaine telle que Descartes le décrit. Pour le mot Бытие, l’espace, la matière, la nature, existent en-dehors de toute pensée humaine ; et c’est de cette réalité, de cette existence, de leur présence dans l’univers, dont parle le mot Бытие.
10. западло (zapadlo)
Enfin, le dernier mot de cette liste de mots russes intraduisibles vient de l’argot des prisons. западло est un mot à connotation négative, qui évoque, souvent par dérision, le fait de ne pas être à la hauteur, d’être humilié, ou d’être face à quelque chose d’humiliant. Si nous imaginions le Comte de Monte-Cristo croisant l’un de ses anciens codétenus du Château d’If, celui-ci pourrait lancer : « Eh, Edmond ! Ce serait zapadlo si tu me payais un verre ? » (comprendre : « ta nouvelle condition sociale fait-elle que tu es devenu trop bon, trop grand, pour te rabaisser à payer un verre de vin à un moins que rien tel que moi » ?)
En revanche, si vous demandez à quelqu’un de faire quelque chose et qu’il ou elle vous répond : « non, pour moi, c’est zapadlo », cela veut dire qu’il ou elle se sent insulté, car faire cette chose serait trop humiliant.