Oubliez tous vos a priori sur l’orthographe anglaise, Babbel vous emmène sur le front : celui de la guerre qui oppose anglais britannique à anglais américain !
« De nos jours, nous avons tout en commun avec l’Amérique, hormis, bien entendu, le langage. »— Oscar Wilde, Le fantôme de Canterville
Imaginez la scène le temps d’un instant. La nuit est tombée depuis plusieurs heures. L’homme, d’âge moyen et vêtu d’un simple pyjama de laine grise, est hors de lui. À la lueur vacillante d’une chandelle, il s’attelle à la rédaction d’un pamphlet :
« Not only is your article biased and full of generalizations, it is also devoid of journalistic rigor and lacking in moral fiber. It fulfills no purpose, has no sense of humor, and frankly borders on the libelous. Surely, sir, you could endeavor to at least familiarize yourself with the facts before you vandalize them? »
Ce scandale ne pouvait avoir lieu qu’aux États-Unis. Non pas que la Grande-Bretagne manque de prétention et de vanité — nous en avons au contraire toujours l’apanage — mais à cause de l’orthographe anglaise. En effet, les deux derniers paragraphes de la version originale de ce texte ne contiennent pas moins de 30 mots qui seraient jugés mal orthographiés… en anglais américain. Et oui, 30 mots, rien que ça !
Malgré son aspect a priori inoffensif, l’orthographe — et notamment l’orthographe anglaise — a le don de titiller la fibre révolutionnaire de l’être humain. Rappelez-vous la déferlante du hashtag #jesuiscirconflexe sur Twitter pour défendre notre cher « petit chapeau » face aux « méchants réformateurs ». Ce mouvement spontané a suivi la proposition de supprimer l’accent circonflexe dans des mots tels que forêt ou maîtresse. Rien d’étonnant, alors, à ce que les différences orthographiques entre l’anglais britannique et l’anglais américain en rendent plus d’un crazy. Colour ou color ? Theatre ou theater ? Offence ou offense ? Telle est la question. Contre les a priori sur l’orthographe anglaise, Babbel fait le point !
A priori et orthographe : une guerre de la langue anglaise (et américaine)
Ces petites divergences et ces a priori sur l’orthographe veulent dire beaucoup plus qu’il y paraît. En effet, des variations dans l’orthographe anglaise, d’aspect insignifiant pour certains, reflètent très souvent des changements culturels et politiques profonds. Et quand il s’agit d’analyser les différences entre anglais américain et britannique, on ne peut que remercier le travail accompli par Noah Webster. Pourtant dénigré par ses contemporains, ce théoricien de « l’exceptionnalisme américain » est l’auteur d’un dictionnaire que tout habitant des États-Unis se doit d’avoir dans un coin de sa bibliothèque.
« …if a gradual reform should not be made in our language, it wil proov that we are less under the influence of reezon than our ancestors. » — Noah Webster, A Collection of Essays and Fugitiv Writings
L’influence de Webster sur l’histoire des États-Unis va bien au-delà de son dictionnaire. Ses cahiers d’orthographe bleus ont appris à des millions de jeunes Américains à lire et à écrire, tout en laïcisant l’éducation car ils ne faisaient aucune référence à Dieu ou à la Bible. Il a alors involontairement semé les graines de ce que l’on appelle aujourd’hui les championnats d’orthographe. Son amour pour « les sentiments de liberté et de patriotisme », tous deux « nobles, justes et indépendants », l’a poussé à se concentrer sur des moments importants de la vie citoyenne et politique des États-Unis, s’éloignant ainsi des classiques latins et grecs.
Au fur et à mesure, des a priori sur l’orthographe donnant lieu à des variantes ont commencé à pointer le bout de leur nez dans les cahiers d’orthographe anglaise de Webster : centre est devenu center, colour a perdu son u et traveller s’est affranchi de son double l. Mais ceci n’était que la partie visible de l’iceberg. En effet, à l’époque, Webster travaillait à un projet bien plus important, voué à officialiser le schisme grandissant entre anglais américain et anglais britannique : son dictionnaire An American Dictionary of the English Language.
Le chef-d’œuvre de Webster vit le jour en 1828, alors qu’il était âgé de 70 ans. Il contenait plus de 70 000 mots, 30 000 de plus que le célèbre travail publié en 1755 par Samuel Johnson, et qui avait fixé les standards lexicographiques de l’époque. Mais tandis que Johnson était conservateur et avait recours à des orthographes telles que publick, Webster était déterminé à refléter les tendances grandissantes de l’orthographe anglaise américaine populaire. Il se demandait par exemple pourquoi la terminaison française -re avait été adoptée dans de nombreux mots, mais pas dans tous : « Ce genre d’inconsistances palpables et anomalies grotesques ne font aucunement honneur à la littérature anglaise et tendent bien plus à rendre les écoliers perplexes et à offenser l’homme de goût. »
En lisant la préface du dictionnaire de Webster, on est tout de suite frappés par la justesse de ses arguments. En effet, Webster n’était ni un défenseur ni un ennemi de la réforme orthographique, mais plutôt de l’avis que « le principe correct en harmonie avec les changements de l’orthographe semble se trouver entre ces deux points de vue extrêmes. » Contre la propagation de simples a priori sur l’orthographe, l’essentiel des changements proposés par Webster reflétait effectivement des usages populaires, ainsi que le désir de se débarrasser d’archaïsmes et de lettres superflues. Il supprima le u de favour et errour ; la terminaison -ce devint -se, comme dans pretense ; et la terminaison -re dans centre et metre devint -er, comme elle avait déjà été employée par de nombreux écrivains au cours des décennies précédentes.
Néanmoins, certaines suggestions ne réussirent pas à prendre racine : ainsi, tant l’anglais américain que l’anglais britannique conservent le e final de discipline et medicine, et le b de doubt, sans parler de la « International Wimmin’s (Women’s) Day » , « the rise of the masheens (machines) », ou « our sons and dawters (daughters) ». Les répercussions du travail de Webster montrent à quel point des réformes orthographiques bien pensées peuvent changer la langue. Mais ces réformes ne font que rendre officiels des changements en cours et n’ont, en fin de compte, aucune dimension révolutionnaire.
« It is indeed a dull man who can think of but one way to spell a word. » — attributed to Mark Twain
Il y a sans doute quelque chose de démocratique dans l’évolution de l’anglais américain. L’anglais et sa myriade de variantes ne peuvent être jugulés par le simple désir d’une autorité centrale, bien que beaucoup s’y soient aventurés par le passé. Theodore Roosevelt, personnellement inspiré par le Conseil de l’orthographe simplifiée de Andrew Carnegie, remit à l’office de l’imprimerie du gouvernement une liste de 300 nouvelles épellations. Il fut dès lors la proie des moqueries de l’opinion publique et dut faire face à la résistance qu’elle opposa. (Enuf is enuf, Mr Prezident! – équivalent de C’est acé, M. le Prézident).
Pour ne pas être en reste dans cette lutte des a priori de l’orthographe, de l’autre côté de l’océan, la Société britannique pour l’orthographe simplifiée travaillait dur à dépoussiérer l’orthographe britannique. George Bernard Shaw, l’un de ses membres les plus honorables, s’était attaqué à l’apostrophe et écrivait dont et mustnt dans ses pièces de théâtre. Il finit même par léguer la plupart de sa fortune à cette société et à sa cause, et exhorta ses membres à créer non seulement une nouvelle orthographe anglaise, mais aussi un nouvel alphabet : le Shavien.
Parmi les grands noms des réformes orthographiques, citons également Benjamin Franklin — déterminé à dire adieu aux lettres c, j, q, w, x et y (il reçut le soutien de Webster !) — et Melville Dewey, créateur de la classification décimale Dewey. Ce dernier avait rédigé en orthographe anglaise simplifiée les cartes du restaurant de la station thermale qu’il régissait. Ainsi, sur l’un des menus datant de 1927, on pouvait lire : « Hadok, Poted beef with noodls, Parsli or Masht potato, Butr, Steamd rys, Letis and Ys cream. »
Il est vrai qu’on a plaisir à regarder en arrière et à glousser de ses propositions qui, avec du recul, semblent grotesques. Néanmoins, pour reprendre les paroles de Christopher Upward, l’homme qui initia en 1966 le mouvement Cut Spelling : « al languajs chanje in th corse of time. » À l’ère de « l’écrit-parlé », les apostrophes agonisent et les voyelles s’estompent (pourtant bien plus tard que les réformes proposées par Shaw et Upward, entre autres). Il y a un siècle, les majuscules étaient omniprésentes, alors qu’aujourd’hui aucune startup digne de ce nom ne veut en entendre parler. Avec l’explosion de nouveaux formats digitaux pour la transmission des textes est arrivée l’évolution rapide des règles orthographiques traditionnelles et sa fragmentation.
L’apparente opposition entre l’anglais américain et l’anglais britannique n’est finalement rien de plus qu’une simple divergence de termes génériques, de classifications de mots, de styles et de règles arbitraires qui ne tient pas même compte de l’anglais écossais, canadien, australien ou sud-africain. Si un historien n’est rien d’autre qu’un prophète qui regarde en arrière, il est probable que dans quelques siècles, nous regarderons par-dessus notre épaule et nous nous émerveillerons de la nature prémonitoire de ces révolutions orthographiques intrépides…
Illustration de Kati Szilagyi