“Chaque année le 27 janvier, l’UNESCO rend hommage à la mémoire des victimes de l’Holocauste et réaffirme son engagement indéfectible à lutter contre l’antisémitisme, le racisme et les autres formes d’intolérance qui peuvent conduire à la violence ciblée sur un groupe. La date marque l’anniversaire de la libération du camp de concentration et d’extermination nazi d’Auschwitz-Birkenau par les troupes soviétiques le 27 janvier 1945, et a été officiellement proclamée Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste (HolocaustRemembranceDay, ndlr) par l’Assemblée générale des Nations Unies le 1er novembre 2005.“
Source : HolocaustRemembranceDay, Site officiel de l’UNESCO
Les douze années du troisième Reich, l’une des périodes les plus sombres de l’histoire européenne, constituent sans doute la catastrophe la plus sanglante qui ait déchiré l’Europe au cours des cent dernières années. De nombreuses questions se posent autour de cette période de l’Histoire, dont une qui continue de nous hanter, que nous soyons chefs d’État, chercheurs ou simples citoyens : « Comment tout cela a-t-il été possible ? » Bien qu’il s’agisse d’un sujet peu abordé, l’une des clés de cette tragédie qui a ravagé l’Europe de 1933 à 1945 réside dans la langue. Les discours d’Hitler et de Goebbels, son bras droit et, entre autres, ministre de la Propagande, sont célèbres pour avoir persuadé et captivé des millions d’auditeurs. Ce dont on parle moins, c’est que la langue de la vie de tous les jours a également joué un rôle clé dans la diffusion auprès des habitants de l’Allemagne nationale-socialiste des convictions qui ont conduit, entre autres, au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Quelles sont donc les caractéristiques de la langue du nazisme ?
(Avertissement : les sujets abordés ici font référence à l’une des périodes les plus sombres de l’histoire, et peuvent dès lors heurter la sensibilité de nos lectrices et lecteurs.)
Gleichschaltung (harmonisation, alignement) : la pierre angulaire de la langue du nazisme
Avant de pénétrer au cœur de la langue allemande du national-socialisme, deux mises au point sont nécessaires.
Tout d’abord, après sa victoire aux élections démocratiques de 1933, le parti nazi, le NSDAP, a mis en œuvre une série de politiques visant à préparer le terrain pour le plan diabolique du Führer (le chef du Parti) et de ses conseillers. Plus précisément, le terme Gleichschaltung fait référence au processus collectiviste mis en œuvre par le régime nazi pour parvenir à une domination totale de l’individu, en éliminant toute forme d’individualisme et en restreignant sévèrement la liberté d’expression. Le contrôle presque total de la presse et de l’éducation, où un langage très spécifique a commencé à se répandre comme une traînée de poudre, a été déterminant. Au cours de ce processus, les journaux étrangers et nationaux qui n’étaient pas encore tombés aux mains du parti nazi étaient discrédités par le célèbre slogan Lügenpresse (presse mensongère), qui devenait Judenpresse (presse juive) si les journaux appartenaient à des Juifs allemands, alors désignés comme des menteurs marxistes.
Deuxièmement, un fait important concerne précisément le type de langue qui a commencé à se répandre. Contrairement à ce que certains pourraient penser, Hitler et son parti n’ont pas inventé un nouveau vocabulaire, mais ont utilisé des mots préexistants, en en déformant le sens. Cela leur a permis d’évoquer un sentiment de nostalgie pour la gloire du passé et de ne pas effrayer les citoyens avec des termes peu familiers. Une partie de la langue du nazisme est dérivée des périodes wilhelminienne (1890-1918) et bismarckienne (1871-1890). C’est de là que proviennent les termes et les familles lexicales qui constituent les pierres angulaires du credo national-socialiste, comme arisch (aryen), Blut (sang) ou Volk (peuple).
Schlagwörter : les mots clés de la langue du nazisme
Comme l’a théorisé Victor Klemperer, spécialiste de la langue du Troisième Reich, ce ne sont pas tant les discours chargés de pathos d’Hitler et de Goebbels qui ont persuadé une nation entière d’entrer en guerre et de commettre des horreurs effroyables, mais plutôt des mots clés (Schlagwörter), tels que Lügenpresse, qui sont entrés dans le langage courant. Ceux-ci étaient essentiels au processus de simplification exagérée des concepts et de la répétition mécanique. Examinons ensemble les principaux d’entre eux.
Krise (crise)
C’est le concept de la Krise qui a jeté les bases du national-socialisme allemand et de son succès fulgurant auprès de la population. Hitler et son parti parviennent à remporter les élections démocratiques de 1933, en peignant un scénario catastrophique sur fonds de crise économique et identitaire, dans lequel seul le parti nazi est à même de sauver l’Allemagne de la tempête. Une campagne de 1929, par exemple, avait pour slogan Adolf Hitler zeigt euch den Weg! (Adolf Hitler vous montre le chemin), qui montrait comment le leader du parti était présenté comme étant le sauveur du pays. Le salut hitlérien, Heil Hitler, que même les parents et amis utilisaient pour se saluer à la maison tous les jours, témoigne du pouvoir de la figure messianique de Hitler, et du rôle joué par la langue de tous les jours pour diffuser sa suprématie.
Dans un grand nombre de discours d’Hitler et de Goebbels, le mot Krise est parmi les plus récurrents, suivi des termes Gefahr (danger) ou Bedrohung (menace). Le sentiment de crise imminente était également accentué par des adverbes suggérant le besoin immédiat de résolution, tels que schnell (rapide), gründlich (minutieux) et unverzüglich (immédiat).
Kampf (combat) et Totaler Krieg (guerre totale)
Ce sentiment de danger imminent était renforcé par des métaphores et des mots clés faisant référence à la guerre. Les discours quotidiens étaient empreints d’un ton martial, les références à la guerre devenaient constantes. Dès le célèbre livre d’Hitler, Mein Kampf, on peut voir l’importance de la bataille et de la guerre dans l’esprit du Führer. Au départ, les métaphores sur le thème de la guerre ont servi à créer un conflit entre un groupe interne allemand et un groupe externe juif, qui menaçait l’identité allemande, mais nous y reviendrons plus tard. Avec l’entrée de l’Allemagne dans la guerre proprement dite, les exigences toujours plus grandes imposées aux citoyens ont rapidement fait circuler l’idéologie clé de la totaler Krieg (guerre totale), celle qui engageait l’ensemble de la population allemande, des soldats sur le front aux mères restées à la maison, dont le devoir était de produire un bébé allemand après l’autre.
Goebbels, en 1943, a prononcé un discours très célèbre connu sous le nom de Rede im Berliner Sportpalast (discours dans le palais des sports de Berlin), dont le nom officieux était « Wollt Ihr den totalen Krieg? » (Voulez-vous la guerre totale ?). Et un autre slogan a rapidement connu le succès : Alles für den Sieg! (tous pour la victoire), qui décrit parfaitement l’idée d’une guerre totale pour laquelle il fallait se dévouer corps et âme. Entre autres choses, l’idée que le peuple allemand était destiné à la victoire se répandait, et le mot Schicksal (destin) est devenu très courant.
Das Volk (le peuple) et Großdeutschland (Grande Allemagne)
Comme nous l’avons déjà mentionné, l’une des pierres angulaires du langage du nazisme était le concept de Volk (peuple). Le peuple tout entier, qui a commencé à s’auto-célébrer comme Volksgemeinschaft (communauté du peuple), se faisait séduire par les idées de la supériorité de la soi-disant « race » allemande qui étaient colportées par le parti nazi. Un autre slogan populaire était Blut und Boden (sang et terre), qui résumait deux des principes fondamentaux du nazisme : le Volk était défini par le sang, celui de la « race allemande », et le sol allemand lui appartenait naturellement. L’un des projets politiques du national-socialisme était en effet de réunir tous les peuples allemands et les terres qui leur appartenaient en un grand État dirigé par des Allemands, appelé Großdeutschland (Grande Allemagne), qui unifierait toute la population européenne germanophone de « race » germanique.
Ce plan était incarné par la devise Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer (un peuple, un empire, un chef), qui est peut-être la quintessence du langage du nazisme. Ce plan a conduit à la victoire presque totale du référendum qui, en 1938, a mené à l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne, événement connu sous le nom d’Anschluss (rattachement). Hitler voulait également créer un Großgermanisches Reich der Deutschen Nation, un ensemble de tous les peuples germaniques, y compris des pays comme la Norvège et la Pologne, selon la théorie du Lebensraum (espace vital). Ces mots sont devenus un mantra dans le langage quotidien des citoyens ordinaires, qui ont commencé à se convaincre de leur propre supériorité.
Überfremdung (aliénation)
Enfin, l’une des pierres angulaires de la langue du nazisme est l’unité contre un ennemi commun, les Juifs, qui menacent et polluent la pureté du Volk, au risque de l’Überfremdung (aliénation/excès d’étrangers). En fait, l’un des slogans du national-socialisme était Die Juden sind unser Unglück (Les Juifs font notre malheur). Les Juifs deviennent le bouc émissaire des problèmes de l’Allemagne, du traité de Versailles à la crise de 1929, qualifiés d’Untermenschen (sous-hommes) mais surtout de Parasiten (parasites).
Ils étaient dépeints comme des corps étrangers qui, tels des parasites, suçaient l’énergie de la nation hôte, empoisonnant sa culture, s’emparant de son économie et forçant ses travailleurs à l’esclavage. Une exposition à Munich et un film du même nom intitulé Der ewige Jude (Le Juif errant) ont diffusé des images antisémites décrivant les Juifs comme des rats et des porteurs de maladies. Ainsi, le peuple allemand devient de plus en plus soudé, convaincu de sa supériorité et uni dans sa haine d’un ennemi supposé.
Un sujet triste, mais terriblement fascinant et malheureusement toujours d’actualité : ces derniers temps, certains de ces termes ont été remis au goût du jour par des partis et mouvements d’extrême droite. La langue est trop souvent sous-estimée, mais elle peut conduire des populations entières à accepter des actes inqualifiables. Sa maîtrise reste donc un acte fondamental.