Le latin est une langue morte, le français est une langue vivante. Mais d’autres langues sont plus délicates à nommer. Comment qualifier le yiddish ? Est-il une « langue survivante » ? Nommé język żydowski par en polonais, židovske par les Tchèques et jüdische Sprache par les Autrichiens (littéralement, « langue juive »), le yiddish est la langue des Juifs ashkénazes d’Europe centrale et de l’est depuis le Moyen-Âge.
Aux origines du yiddish
Langue indo-européenne rattachée à la famille germanique, le yiddish a longtemps intrigué linguistes et historiens. Son histoire, c’est avant tout celle des Juifs, faite de migrations et de contacts culturels variés. C’est l’allemand qui a exercé la plus grande influence sur la langue et son évolution jusqu’à sa forme moderne. Mais au fil des siècles, sa grammaire et son lexique ont aussi été façonnés par les langues sémitiques (hébreu et araméen), slaves (russe et polonais) et même romanes.
Le parler yiddish est né au XIIIe siècle. Ses racines se situeraient en Allemagne autour des villes actuelles de Cologne, Trèves et Mayence. Plusieurs dialectes allemands auraient modifié la façon de parler de la diaspora juive d’Europe du Nord établie dans cette région germanique. Les migrations juives du XIVe siècle vers l’Europe centrale (Pologne et Bohème-Moravie) modifient la langue. C’est à cette époque que des éléments slaves y sont intégrés, marquant le passage du Alt Yiddish (vieux yiddish) au Mittl Yiddish (moyen yiddish). Le Naï Yiddish (yiddish moderne) émerge au XVIIᵉ siècle. De nos jours, l’écriture utilise indifféremment l’alphabet hébreu ou latin.
Jusqu’en 1945, le yiddish comptait 11 millions de locuteurs dont plus d’un tiers dans la seule URSS. 75 ans après le khurbn (חורבן, destruction), mot yiddish pour la Shoah, on les estime désormais entre 1 et 2 millions, dont quelques dizaines de milliers en France. C’est dans les communautés harédies (juifs ultraorthodoxes) que l’on retrouve la plus grande concentration de yiddishophones. Alors que l’histoire de cette langue est surtout européenne depuis plusieurs siècles, aujourd’hui c’est en Amérique du Nord que l’on trouve les locuteurs les plus actifs. À une heure au nord de New York, la ville de Kiryas Joel (קרית יואל) compte parmi ses 20 000 habitants, 15 000 personnes dont le yiddish est la langue maternelle.
Apprendre le ou les yiddish ?
Par ses origines multiples et son histoire récente, la langue yiddish est très fragmentée et compte de nombreux dialectes. En Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas et en Alsace, on parle le dialecte occidental. En Europe de l’Est, c’est le dialecte oriental qui domine.
La langue yiddish en URSS
3,5 millions de Russes parlaient le yiddish jusqu’en 1945. Dans les années 1920, l’URSS publiait des dizaines de journaux et des milliers de livres en yiddish. À la même époque, la langue est reconnue comme une des quatre langues officielles de la République socialiste soviétique de Biélorussie avec le russe, le biélorusse et le polonais.
Staline décide ensuite de créer l’oblast autonome juif. Le but de ce territoire situé en Extrême-Orient russe, à plus de 8 000 km du Kremlin, est de lutter contre l’antisémitisme grandissant. Avec Israël, c’est l’un des deux territoires juifs à toujours exister aujourd’hui. L’attractivité de cette région reculée de Russie reste néanmoins limitée. La communauté religieuse a rarement dépassé les 30 000 individus. Aujourd’hui, elle est dix fois moins peuplée.
Si l’on peut encore apprendre à parler yiddish dans quelques écoles de la région et que la langue y dispose encore du statut officiel, dans les faits, le russe domine la communication quotidienne. Il n’en reste pas moins que la capitale Birobidjan (Биробиджан en russe et ביראָבידזשאַן en yiddish), constitue une étape originale : elle est située au kilomètre 8 351 du Transsibérien !
La renaissance de l’hébreu
Avec la création de l’État d’Israël se modernise l’usage de l’hébreu. Mécaniquement, le yiddish commence alors son long déclin. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’hébreu était considéré par la majorité du peuple juif comme la langue de la renaissance, de l’avenir et du renouveau de leur culture. À l’inverse, parler yiddish, c’était parler la langue de l’interdit et de la souffrance. Celle du passé.
Venus du « Yiddishland », la région juive d’Europe centrale et orientale, de nombreux émigrés abandonnent alors progressivement leur langue historique au profit de l’hébreu. Aujourd’hui, le yiddish est très peu parlé à Israël, hormis dans quelques localités comme Bnei Brak, dans la banlieue de Tel-Aviv. Quant à l’hébreu, la langue compte à présent 10 millions de locuteurs, presque autant que le yiddish avant 1945.
Le yiddish ressemble-t-il à l’hébreu ? Pour ceux qui ne sont familiers avec aucune des deux langues, les sonorités semblent très proches. Les différences sont pourtant multiples. D’abord, ces langues n’appartiennent pas à la même famille. Plus proche de l’allemand, l’apprentissage du yiddish, avec ses règles de grammaire issues de langues différentes et son lexique composite, est souvent plus compliqué que l’apprentissage de l’hébreu.
Quel héritage pour le yiddish en 2020 ?
Le yiddish est recensé dans « L’Atlas des Langues en danger » de l’ONU. La langue pourrait disparaître dans les prochaines décennies. Qu’en restera-t-il alors ? Une littérature que plus personne ne pourra déchiffrer, des chants que plus personne ne pourra comprendre, des poèmes que plus personne ne pourra savourer… l’art a toujours joué un rôle important pour la diffusion des langues.
En 1935, l’écrivain Isaac Bashevis Singer quitte l’Europe pour les États-Unis. En 1978, on lui décerne le prix Nobel de littérature pour valoriser son art qui rend hommage aux traditions judéo-polonaises. Dans le domaine musical, on peut citer le klezmer (de kley, « instrument de musique » et zemer, « mélodie ») dont A Yiddish Mamme (א יידישע מאמע) est l’une des chansons les plus célèbres.
Depuis quelques années, de jeunes Juifs, parfois laïques, expriment un regain d’intérêt pour cette culture perdue. Pour cette génération qui n’a pas connu l’Holocauste et alors que les derniers survivants disparaissent progressivement, il s’agit de comprendre comment vivaient et communiquaient les Juifs avant la guerre.
Une volonté de comprendre et de ne pas oublier que protège également la Maison de la culture yiddish (פאריזער יידיש-צענטער־מעדעם ביבליאטעק) à Paris. La mort d’une langue représente bien plus que la disparition de mots. C’est la fin d’une culture. Des terrasses de Paris aux cafés de Manhattan en passant par les plages australiennes, un mot yiddish en particulier n’est pourtant pas près de disparaître. C’est le fameux beygl (בייגל) qui a donné son nom à un petit pain rond à manger sucré ou salé. L’avez-vous reconnu ? Hé oui : il s’agit du célèbre… bagel !
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