Jean Pruvost est un lexicologue spécialisé dans l’histoire de la langue française. Professeur émérite de l’université de Cergy-Pontoise, directeur éditorial des éditions Honoré Champion et directeur de la revue Études de Linguistique Appliquée, Jean Pruvost est l’auteur de plus de 600 articles et livres sur la langue française et ses évolutions.
Jean Pruvost, pouvez-vous nous expliquer comment est née la langue gauloise ? À quelle époque a-t-elle fait son apparition ?
La langue gauloise appartient à la grande famille des langues indo-européennes qui sont apparues plus de 2000 ans avant notre ère. Plus précisément, le gaulois appartient à la branche des langues italo-celtiques, tout comme le celte et le breton, l’italien, le latin.
Vous savez, identifier la famille des langues indo-européennes a été la grande bataille des linguistes du XIXe siècle. À la fin du XVIIIe, on s’est aperçu qu’entre quelques langues de l’Inde, l’hindi par exemple, et les langues européennes, il y avait énormément de similitudes linguistiques, notemment quelques centaines de mots visiblement de même souche. Les missionnaires en Inde avaient déjà perçu ces similarités mais n’avaient pas la preuve d’une origine commune. C’est le linguiste allemand Franz Bopp qui a démontré que toutes ces langues étaient issues d’une même famille, en comparant notamment les systèmes de conjugaison. Franz Bopp a notamment prouvé l’appartenance des langues celtiques à la famille des langues indo-européennes.
La langue gauloise était parlée dans toutes les tribus de Gaule. Bien entendu, il existait quelques différences au niveau du langage selon les villages. Il existait sans doute des variantes propres à chaque clan, mais dans l’ensemble, chaque tribu gauloise pouvait échanger et se comprendre sans aucune difficulté.
Et pendant combien de temps a-t-on parlé gaulois ?
On peut considérer que la langue gauloise a été parlée pendant un millier d’années par 15 millions de personnes environ. Puis le gaulois s’est progressivement effacé au profit du latin qui a été importé en Gaule suite à la conquête de Jules César, avant de définitivement s’éteindre autour du Ve siècle.
Comment vivaient nos ancêtres les Gaulois ? Quelles étaient leurs spécificités culturelles ?
Les Gaulois vivaient au sein de tribus qui étaient essentiellement composées de familles. Ces tribus étaient de taille relativement modeste. C’était en général des petits villages ruraux habités par des centaines ou des milliers de personnes tout au plus.
Toutes les tribus étaient régies par deux grandes autorités : les chefs de village et les druides. C’était une société plutôt aristocratique avec des familles plus ou moins nobles, plus ou moins importantes et plus ou moins riches. Il faut savoir que les Gaulois étaient très peu commerçants. Ils vivaient presque en autarcie au sein de leur tribu et ne cherchaient pas particulièrement à sympathiser ou à échanger avec les tribus voisines.
Les Gaulois maîtrisaient-ils l’écrit ? Avez-vous des exemples d’écrits gaulois à nous transmettre ?
Les Gaulois n’accordaient pas d’importance à l’écriture. C’est la raison pour laquelle il est si difficile d’étudier le gaulois : nous n’en avons retrouvé que très peu de traces écrites. C’était une langue exclusivement pratiquée à l’oral et l’absence de documents nous empêche d’avoir des certitudes absolues quant à la diversité du gaulois et ses évolutions. Les Gaulois formaient un peuple de tradition orale, les connaissances et le savoir se transmettaient par la parole.
Et puis dans la grande majorité des cas, l’écriture d’une langue est avant tout liée à la religion en vigueur avec la nécessité pour les croyants de transcrire des textes religieux, de relater des épisodes mystiques ou des faits historiques.
Or au temps des Gaulois, l’autorité morale et spirituelle était confiée au druide qui représentait une sorte de prêtre pour les villageois. Les druides pensaient que l’écriture pouvait être néfaste pour les savoirs ou les connaissances qui, une fois transcrits, pouvaient tomber entre de mauvaises mains. Ils n’écrivaient donc pas et transmettaient exclusivement leurs connaissances à l’oral. L’un des rares ouvrages découvert et reconnu comme « gaulois » est le calendrier de Coligny qui a été découvert en novembre 1997. C’est une plaque de bronze qui correspond à un calendrier lunaire.
Pourquoi le gaulois s’est-il effacé face au latin ? Les Gaulois auraient pu préserver leur langue après tout…
L’histoire est écrite par les vainqueurs ! Les Romains se sont tout simplement imposés en Gaule et ont réussi à inscrire leur culture et leur langue dans le patrimoine génétique des Gaulois.
L’autre réalité, c’est qu’il existait une véritable admiration des Gaulois – et notamment des nobles et des chefs – pour l’envahisseur romain. De fait, les Romains étaient perçus comme un peuple autrement plus avancé, et leurs savoir-faire techniques ou agricoles suscitaient une réelle admiration chez les Gaulois. Jules César a également été très habile en colonisant les esprits et les cœurs, et en faisant découvrir aux Gaulois le « confort » à la romaine grâce à des cadeaux, des reconnaissances officielles… Certains Gaulois, et notamment les fils des chefs de village, étaient même envoyés à Rome pour étudier dans des écoles romaines. Globalement, on peut dire que les deux peuples se sont plutôt bien entendus.
C’est une vérité assez implacable dans l’histoire : lorsqu’une langue est plus forte commercialement, juridiquement et civilisationnellement, elle finit inéluctablement par s’imposer. En général, cette nouvelle langue d’adoption reste influencée par les habitudes linguistiques du passé. En linguistique, on parle alors de « substrat » pour désigner l’influence d’une langue d’origine sur la langue de ceux qui ont conquis.
Existe-t-il encore des mots d’origine gauloise dans la langue française ? La langue gauloise influence-t-elle encore notre prononciation ?
Oui, nous utilisons encore des mots hérités de la langue gauloise. On peut considérer que l’on utilise entre 100 et 150 mots encore issus du gaulois. Pour la plupart, ces mots ont été passés à la « moulinette » du latin mais ils demeurent directement inspirés du gaulois. À titre d’exemple, la « ruche », la « bruyère », la « bourbe », le « mouton », la « suie », le « caillou », le « tonneau » sont autant de mots issus du gaulois. D’ailleurs, il est très intéressant de noter que tous les mots gaulois qu’il nous reste sont détachés du vocabulaire lié au commerce ou aux affaires. Ces termes désignent pour la plupart une réalité non commerciale, un objet ou un animal. Pour reprendre l’exemple de la « ruche » qui est un mot gaulois, on constate que le produit commercialisé s’appelle le « miel », un mot purement latin.
Du côté des noms des villes françaises, il existe encore beaucoup de noms issus de la langue gauloise : Brive, Nevers, Mâcon, etc. S’agissant de la prononciation, et bien qu’il soit très difficile d’avoir des certitudes sur la question, certains pensent que notre prononciation de la voyelle u en résulte. Les nasalisations en « on », « an », pourraient aussi venir du gaulois. Il est bien sûr très difficile de restituer la prononciation d’une langue qui nous a laissé si peu d’indices.
« On utilise entre 100 et 150 mots encore issus du gaulois » – Jean Pruvost
Au-delà du gaulois et du latin, quelles ont été les autres influences majeures sur la langue française ?
La langue française actuelle est nourrie d’influences et d’emprunts. En plus du gaulois et du latin, la langue française a notamment été influencée par les invasions barbares qui débutent au début du Ve siècle. Le germain est encore très présent dans notre langue, puisqu’on dénombre environ 1 000 mots d’origine germanique. De fait, les linguistes sont d’accord pour dire que le gaulois, le latin et le germain sont la première étape de la constitution de la langue française.
À partir du IXe siècle, de nombreux emprunts sont faits aux Vikings, aux Arabes, aux Italiens, aux Anglais, etc. Aujourd’hui, lorsqu’on étudie tous ces enrichissements, on constate que la première langue d’emprunt du français est l’anglais, suivie de l’italien puis de la langue arabe.
D’après vous, comment va évoluer la langue française dans les années qui viennent ?
La langue française va continuer à faire ce qu’elle a toujours fait : enrichir son vocabulaire et emprunter des termes venus de diverses régions du monde. Pour l’anecdote, il faut savoir que nous avons inventé plus de 10 000 mots à l’occasion de la construction de la première fusée Ariane ! Il fallait bien nommer toutes ces technologies nouvelles. C’est l’usage et la nécessité de nommer quelque chose qui restent maîtres de l’évolution d’une langue.
Cela dit, à partir du moment où un pays bénéficie d’institutions pour préserver la qualité de sa langue, on dispose d’une certaine visibilité quant à l’avenir de la langue puisque ces institutions orientent et conseillent sur les usages. En France, nous avons la chance de disposer d’une Académie française ainsi que de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, qui élabore la politique linguistique du Gouvernement.
S’agissant des emprunts venus d’autres langues, ils se font toujours de la même façon : les emprunts s’installent au sein d’une langue puis ils font l’objet d’une réadaptation pour que les termes enrichissent la langue d’accueil. Aujourd’hui, l’Office québécois de la langue française estime qu’il y a environ un million de mots, de signifiants ou de formes dans la langue française. Mais pour une communication riche, 30 000 mots nous suffisent. À nous de bien les choisir !