« La plupart des langues du monde ne possèdent pas de genre grammatical »

Qu’est-ce qu’un genre ? Toutes les langues ont-elles plusieurs genres ? Babbel s’est entretenu avec avec Anne Abeillé, linguiste et professeure à l’Université Paris Diderot, pour discuter de la place des « genres » au sein des langues.

Anne Abeillé est professeure de linguistique à l’Université Paris Diderot, chevalière de la Légion d’honneur et officier de l’ordre national du Mérite. Spécialiste de la syntaxe du français et de la grammaire de la phrase, elle codirige avec Danièle Godard La Grande Grammaire du français.

 

Anne Abeillé, pouvez-vous nous expliquer ce qu’est un genre grammatical ? Quels sont les différents genres ? Toutes les langues possèdent-elles plusieurs genres ?

Anne Abeillé : Le genre grammatical est la façon qu’ont certaines langues de classer les noms et les pronoms en s’appuyant sur une multitude de distinctions : le sexe, le vivant, le liquide, le solide, etc. Ces classes de genres sont notamment utilisées pour effectuer les accords grammaticaux. Il peut exister une multitude de genres : le genre masculin, le genre féminin, le genre neutre, le genre vivant, non vivant, etc.

Il existe des langues avec deux ou trois genres, notamment en Europe, des langues sans genre telles que le chinois, le japonais ou le turc, ainsi que des langues avec une dizaine de genres, notamment en Afrique. Il faut bien comprendre que la plupart des langues du monde ne possèdent pas de genre grammatical, seule une centaine de langues dans le monde possèdent deux ou plusieurs genres.

S’agissant de la famille des langues indo-européennes — la grande famille de langues dont le français fait partie —, il faut préciser qu’on observe une réduction du nombre des genres sur le long terme. Au départ, le latin, le grec ancien et le sanskrit utilisaient trois genres : masculin, féminin et neutre. Avec l’évolution, certaines langues ont gardé ces trois genres comme le russe ou l’allemand, et d’autres ont supprimé le genre grammatical neutre, comme le français ou l’espagnol.

Anne Abeillé : "La plupart des langues du monde ne possèdent pas de genre"
Anne Abeillé est professeure de linguistique à l’Université Paris Diderot, spécialiste de la syntaxe du français et de la grammaire de la phrase.

En français, pourquoi le masculin l’emporte-t-il sur le féminin ? Est-ce une spécificité française ? Au contraire, existe-t-il des langues où le féminin l’emporte sur le masculin ?

En linguistique, c’est ce qu’on appelle la résolution du genre. Effectivement, en français, on a pour habitude de dire que le genre masculin l’emporte sur le genre féminin. En réalité, ce n’est pas vraiment qu’il l’emporte, c’est que le genre masculin est le genre utilisé par défaut lorsqu’il n’y a pas de sexe ou de nom associé. On dit bien « il pleut » et non « elle pleut », « rire est bon pour la santé » et non « rire est bonne pour la santé », etc. On retrouve ce genre grammatical par défaut en espagnol, en italien et dans presque toutes les langues qui possèdent deux genres, ce n’est donc pas une spécificité française.

Ce qui est intéressant, c’est d’observer ce qu’il se passe lorsqu’une langue possède trois genres, dont le genre neutre. On pourrait penser que lorsqu’un nom désigne un homme ou une femme, le problème de l’accord pluriel soit résolu par l’utilisation du genre neutre. Mais étonnamment, cela ne se passe pas comme cela. Si l’on reprend l’exemple du latin, et c’est la même chose pour les langues slaves telles que le tchèque ou le polonais, on observe que le genre neutre est utilisé par défaut pour « il pleut » et pour coordonner des objets de genre différents (« la porte et le mur »).

Mais c’est le genre grammatical masculin qui est utilisé pour coordonner « un homme et une femme ». Il y a donc une tendance très profonde et très ancienne à la prédominance du genre masculin pour désigner les êtres humains. Parmi les langues européennes, seul l’islandais attribue systématiquement le genre neutre pour coordonner des êtres humains de sexe différents.

Il n’existe pas, à ma connaissance, de langues où le genre féminin serait le genre par défaut. Après, nous ne connaissons pas toutes les langues du monde ! En revanche, il existe des langues, comme l’allemand, le russe ou l’anglais, où l’utilisation du pluriel ne procède pas d’une distinction entre les genres. Typiquement, en anglais, on dira « they », pour parler aussi bien d’un groupe de femmes ou d’un groupe d’hommes.

Pensez-vous qu’une hiérarchie des genres au sein d’une langue peut impacter le comportement global d’une société ? Influer sur les rapports entre les hommes et les femmes ?

Je ne sais si l’on peut véritablement parler de « hiérarchie ». Mais effectivement, il y a une place prédominante du genre grammatical masculin pour désigner les êtres humains.

« [La] règle de proximité est toujours bien présente dans les usages. » Anne Abeillé

Êtes-vous favorable à l’écriture inclusive ? L’écriture inclusive serait-elle une bonne solution pour garantir une « parité linguistique » entre les hommes et les femmes ?

Lorsqu’on parle d’écriture inclusive, il se pose deux problèmes : les règles d’accord et le fait de désigner un groupe divers en usant d’un genre unique. Si l’on parle d’un groupe d’« étudiants » pour désigner des hommes et des femmes, la langue française offre la possibilité de préciser en disant « les étudiants et les étudiantes », c’est donc plutôt un problème d’usage. Il suffit d’utiliser les coordinations telles que « et » ou « ou » afin de préciser son propos.

Mais ce qui est propre au français, c’est que le genre ne s’entend pas forcément à l’oreille. On parle bien de « mon amie » ou « mon ami », d’un « journaliste » ou d’une « journaliste », etc., et au pluriel « les journalistes » désigne bien des personnes des deux genres. En revanche, si les mots se prononcent simplement de la même façon, il est plus difficile de coordonner les deux variantes. Il serait bizarre de dire « mes amies et amis » à l’oral. On pourrait donc envisager d’appuyer la différence entre les genres pour faciliter les coordinations, ce sont des revendications existantes.

S’agissant des accords, lorsqu’on souhaite coordonner des mots de genres différents, on peut accorder en genre en considérant qu’un genre l’emporte sur l’autre, mais on peut également coordonner en appliquant la règle de proximité. La règle de proximité consiste à accorder le genre de l’adjectif avec le plus proche des noms qu’il qualifie, ce qui signifie que le genre féminin peut l’emporter sur le genre masculin. Cette règle a été abandonnée par l’Académie française, mais en réalité, cette règle de proximité est toujours bien présente dans les usages. Typiquement, on dira bien « certaines étudiantes et étudiants » et non « certains étudiantes et étudiants », cela choquerait les oreilles et les yeux. C’est bien l’usage qui façonne une langue. La logique de proximité est donc toujours bien vivante, il ne faut pas surestimer le pouvoir des académiciens. À mon sens, la langue française dispose de certaines ressources pour assurer cette parité linguistique.

Connaissez-vous des pays qui ont déjà modifié en profondeur leur langue ou leurs règles grammaticales ? Notamment pour répondre à certaines aspirations sociales ou sociétales ?

L’évolution d’une langue se fait sur le très long terme, je ne connais pas d’exemple de révolution linguistique. En revanche, au sein d’une même grammaire et sans en changer les termes, on peut favoriser certains usages et en défavoriser d’autres. Par exemple, au Canada, cela fait longtemps qu’ils parlent des « droits humains » et non des « droits de l’homme », de « l’équipe de rédaction » et non « des rédacteurs », etc. Outre-Manche, les Anglais préconisent depuis longtemps l’usage de termes qui englobent les hommes et les femmes comme « chairperson » et non « chairman », etc. Ce sont des usages de plus en plus répandus.

Comment réforme-t-on une langue ? Comment peut-on favoriser la parité homme-femme au sein d’une langue ?

On ne réforme pas une langue en claquant des doigts. Encore une fois, ce sont les usages qui font évoluer une langue. Les autorités publiques ont bien plus de marge de manœuvre sur le lexique et sur les mots que sur les règles. En 1999, je me souviens notamment que la délégation générale à la langue française et aux langues de France — DGLFLF — avait publié une liste de noms de métiers dans leur version féminine, qui a permis à la France de rattraper le retard pris sur ces questions. On peut influencer les usages en jouant notamment sur les articles (« Madame la Ministre ») et les suffixes, encore faut-il trouver des suffixes appropriés. Les dictionnaires ont aussi un rôle à jouer en intégrant dans leurs colonnes des noms féminisés ou des noms qui peuvent être utilisés avec les deux genres comme « le ou la témoin », « le ou la médecin », etc.

Propos recueillis par Martin des Brest ; illustration de Jana Walczyk

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