Et pourtant, d’un point de vue purement linguistique, il n’existe pas de « langage des femmes » ou de « langue naturelle féminine ». Alors que faire lorsque aucune langue ne peut exprimer les sentiments et émotions propres aux femmes ?
Le láadan : la langue créée pour les femmes
C’est justement la question que se posa l’écrivaine américaine Suzette Haden Elgin au début des années 80. Convaincue qu’aucune langue naturelle ne pouvait exprimer les émotions et sensations éprouvées par les femmes, elle décida d’élaborer une langue pouvant mettre des mots sur la réalité féminine, très éloignée de celle perçue par les hommes.
La création de cette nouvelle langue lui permit d’étudier la théorie de la relativité linguistique (ou hypothèse de Sapir-Wholf) ainsi qu’une interprétation quelque peu insolite (et très années 80) des théorèmes d’incomplétude de Gödel, selon laquelle certains vinyles ne peuvent pas être joués sur n’importe quel tourne-disque, car ils finiraient par l’endommager.
Haden en déduit que certaines émotions et sensations ne devaient pas être exprimées par une langue, sous peine de la mener indirectement à son extinction. Elle se demanda donc ce qu’il arriverait à la culture occidentale si les femmes partageaient et utilisaient une langue leur permettant d’exprimer leurs sensations : s’autodétruirait-elle ?
En prenant pour point de départ cette idée et sans jamais chercher à attiser une éventuelle guerre des genres, Haden créa pour les besoins de sa trilogie Native Tongue (« Langue maternelle ») une langue artificielle : le láadan. Dans cette fiction, un groupe de femmes linguistes et féministes du XXIIe siècle décide de développer une nouvelle langue, en signe de protestation contre un gouvernement despotique qui a supprimé le suffrage féminin en l’an 1996 (une intrigue proche de celle de La Servante écarlate).
À quoi ressemble le láadan ? Sa grammaire est plutôt simple et se base sur celle d’autres langues naturelles telles que l’anglais ou le latin. Le láadan n’ayant pas subi des siècles de domination masculine, il n’en porte pas les traces. Ainsi, contrairement à de nombreuses langues où le genre masculin a valeur de neutre (comme en français par exemple), en láadan, c’est le genre féminin qui l’emporte sur le masculin.
Cette langue se distingue aussi par son lexique, domaine sur lequel l’écrivaine a le plus travaillé. Comme je l’ai mentionné plus haut, son but ultime était de donner naissance à des termes servant à dénommer les sentiments, les sensations et les expériences exclusivement liés au fait « d’être femme ».
Envie d’en savoir davantage sur le láadan ? Sur le site officiel de cette langue, vous trouverez, entre autres, un dictionnaire anglais-láadan / láadan-anglais ainsi qu’un cours pour débutants.
Le nüshu : un système d’écriture réservé aux femmes… et découvert par hasard
Le nüshu est un système d’écriture syllabique inspiré des caractères chinois. Transmis secrètement de génération en génération par les femmes du comté de Jiangyong, dans la province chinoise du Hunan, il resta inaccessible et incompréhensible aux hommes pendant des siècles. Le nüshu est actuellement le premier et seul vrai système de communication entièrement pensé pour les femmes à avoir été identifié.
Et son existence faillit ne jamais être dévoilée, car c’est par hasard que ce système d’écriture fut découvert en 1982, lors d’une expédition dirigée par le professeur Gong Zhebing. Alors que ce dernier menait des recherches avec ses étudiants sur la culture et les coutumes des communautés de Jiangyong, il tomba sur des caractères étranges, uniquement connus des femmes de la région et que les habitants prénommaient « nüshu » (littéralement « écriture des femmes »).
Aidée par le professeur de linguistique Yan Xuejiong, l’équipe de recherche déployée sur place rassembla de nombreux échantillons calligraphiques, tels que des enluminures, des gravures sur éventail ou encore des broderies sur mouchoir, comprenant plus de 20 000 mots et 500 caractères.
Leur contenu révéla au grand jour des éléments historiques, culturels, identitaires et sociaux des populations de la région de Jiangyong, jusque-là méconnus. Si ces témoignages écrits chantent parfois le bonheur des femmes, ils expriment surtout l’oppression à laquelle elles étaient soumises dans la société féodale de l’époque et la souffrance qui en découlait.
Le nüshu, ce « code secret » que seules les femmes savaient lire, écrire et chanter, perdura des siècles durant. Après sa découverte, il fut le sujet de plusieurs reportages et livres, et gagna même le prix Guinness de « la langue la plus réservée à un genre ». Yang Huanyi, la dernière femme sachant lire et écrire le nüshu, s’est éteinte en 2004.
Si je vous dis « langue construite », vous penserez sûrement à l’espéranto, au klingon ou encore aux langues parlées dans Games of Thrones dont nous avons déjà parlé. Mais mettons volontairement de côté ces exemples déjà connus et partons à la découverte de deux systèmes de communication uniques. Leur point commun : ils ont été conçus par et pour les femmes.
Le rôle des femmes dans le développement et l’acquisition du langage est indéniable. Pour des raisons aussi bien biologiques que sociales, les femmes ont traditionnellement la charge de transmettre la langue à leur progéniture, la dotant ainsi d’une identité culturelle et l’intégrant de fait à une communauté donnée.