Illustrations de Sveta Sobolev
Je suis née juste après la chute du mur de Berlin. Si dans mon enfance, la langue russe faisait partie de mon environnement, elle était malgré tout reléguée au second plan. Mes grands-parents, parents et grands frères l’avaient apprise à l’école, mais pour moi, cette langue appartenait déjà au passé. La page de la R.D.A. était tournée : l’avenir, ce n’était pas le russe, mais le français.Je choisis donc le français comme deuxième langue. De toute façon, je pensais que le russe était trop difficile à apprendre et pas si joli à entendre. Jusqu’au jour où, dans la cour d’école, la conversation d’une de mes camarades russes, au téléphone avec sa mère, me parvint aux oreilles. Les mots russes qui s’échappaient de sa bouche n’avaient rien à voir avec ce que je connaissais.
La raison ? Certainement parce que je n’avais jamais entendu de natif parler, surtout pas dans les films hollywoodiens (dans lesquels, bizarrement, les personnages russes ne sont pour ainsi dire jamais interprétés par d’authentiques russophones). À chaque parole que prononçait mon amie, je me rendais davantage compte à quel point mes préjugés sur cette langue étaient éloignés de la réalité. Le véritable russe, surtout pour mes oreilles d’Allemande, n’avait rien de guttural ou de dental. Au contraire, il me semblait à la fois puissant et caressant, entraînant et chaleureux.
Bref, j’eus le coup de foudre. Non pas pour mon amie, mais pour sa langue. Pourtant, celle-ci demeurait encore un idéal lointain : mon école ne proposait aucun cours, et le russe appartenait toujours, dans mon esprit, au passé. C’était une langue dont jamais je ne ferais usage.
Mais on ne sait pas ce que l’avenir nous réserve. Si l’on m’avait prédit un jour que je devrais, pour enfin apprendre le russe, partir à l’autre bout du monde (au Canada pour être précise), je ne l’aurais pas cru. Et pourtant, c’est là que j’ai fait une rencontre décisive : quelqu’un aux cheveux longs, signe de goûts musicaux proches des miens, quelqu’un possédant des origines russes mais surtout le talent de me persuader que nous étions faits l’un pour l’autre.
Ceux qui pensent que je me suis, à la suite de cette rencontre, immédiatement plongée dans les livres pour apprendre le russe ont parfaitement raison. Et ceux qui pensent que j’ai rapidement abandonné également ! Après un premier élan d’enthousiasme et devant mon incapacité chronique à comprendre l’usage du [a] et du [o], je baissais rapidement les bras. Une fois de plus, je délaissais les cours de russe au profit du français.
Le tournant véritable eut lieu un peu plus tard, alors que je commençais mon nouveau travail chez Babbel. Travailler dans un environnement international, au sein d’une entreprise proposant, en autre, des cours de russe, ne me laissait plus le choix. Je me suis donc replongée dans l’apprentissage de cette langue, cette fois lentement, mais sûrement. Lentement, surtout. Je ne nie pas que le russe est une langue difficile à apprendre. En revanche, je pense que l’on exagère volontiers son niveau de difficulté. Hormis les [a] et du [o], l’orthographe russe reproduit en général fidèlement la prononciation. Beaucoup de termes sont repris du latin, du français ou de l’allemand. Quant au reste, ça finira bien par rentrer. Mais surtout, la langue russe possède non seulement du caractère, mais aussi des mots merveilleux. Voici donc mes préférés :
домашние тапочки (domachnie tapotchki)
Nom commun : pantoufles
Le mot домашние тапочки, ou plus simplement тапочки, signifie « pantoufle » et est l’un des premiers mots russes que j’ai appris. Quand mon mari m’a demandé où étaient ses тапочки, j’ai immédiatement compris de quoi il s’agissait. Selon moi, il n’existe pas de meilleur mot pour « pantoufles » que celui-ci. Pourquoi ? À cause de son caractère onomatopéique. Vous entendez le doux « tap tap tap » des pieds emmitouflés glissant sur le parquet ? D’ailleurs, le verbe correspondant, топать (topat), signifie précisément trappen (en allemand, « avancer à petits pas »). Тапочки est depuis entré dans mon quotidien, et je le préfère à ses versions allemande ou anglaise.
снеговик (snegovik)
Nom commun : bonhomme de neige
Il est impossible de donner une traduction exacte du mot russe снеговик. Снег (Sneg) signifie « neige » et вик (vik) est un suffixe permettant de transformer un mot. Ainsi, une traduction littérale pourrait être « le neigeux », mais ce mot est loin de rendre la qualité de l’original russe. Car ce qu’exprime si bien celui-ci, c’est qu’au fond, un bonhomme de neige ressemble rarement à un humain.
ёжик (iogik)
Nom commun : petit hérisson
Le hérisson porte souvent, dans les langues que je connais, un nom charmant. S’il s’agissait ici d’un article sur mes mots anglais favoris, hedgehog et hotchi-witchi seraient certainement sur la liste. Mais le sujet du jour concerne mes mots russes préférés et il se trouve que ёжик figure parmi eux. Ëжик est le diminutif de ёж, que nous traduirions par igelchen (« petit hérisson » en allemand). Or pour moi, le mot ёжик est aussi mignon que la chose qu’il désigne.
помидор (pomidor)
Nom commun : tomate
Le russe représente ma première expérience dans l’apprentissage d’une langue slave. Alors que, pour l’anglais et le français, je pouvais recourir à des racines communes, le vocabulaire russe a bien plus de mal à s’imprimer dans ma mémoire. Comme parade à ce problème, j’utilise la technique d’association d’idées, donnant parfois naissance à des motifs assez loufoques. C’est par exemple le cas avec помидор, ce qui explique pourquoi un tel mot, somme toute assez banal, s’est niché dans ma liste. Помидор ressemble pour moi au français « pomme d’or », qui m’évoque des images de superbes tomates juteuses, dorant leur peau écarlate au soleil. Vous imaginez ma surprise quand j’appris que помидор venait de l’italien pomi d’oro (le pluriel de pomo d’oro ou pomodoro), dont la signification littérale est précisément « pomme d’or » ! Or pomodoro, en italien, signifie « tomate »… La boucle est bouclée.
Je ne saurais expliquer pourquoi, mais le terme russe me rappelle également un personnage d’un roman d’Alexandre Dumas. Dans mon imagination, помидор ressemble donc à une espèce de pomme-tomate dorée portant un minuscule chapeau de mousquetaire. Je vous avais prévenu que mes associations étaient loufoques !
февраль (fevral)
Nom commun : « février »
Le mois de février est décidément le mal-aimé du calendrier : les gens en ont assez de l’hiver, et ses fêtes (le carnaval et la Saint-Valentin) sont décriées comme puériles ou trop cucul. Et pour couronner le tout, il comporte moins de jours que les autres. Mais toutes ces injustices ont, selon moi, trouvé leur revanche dans le nom que le mois porte en russe : февраль. Le mot débute par un [f] doux comme une caresse, immédiatement suivi d’un [e] moelleux et d’un [v] vibrant, pour ensuite s’emballer jusqu’au point culminant, un [ra] roulé avec ardeur, et enfin redescendre en douceur et finir par l’apaisante lettre [l]. Cette harmonie des sons donne au mot un caractère à la fois doux et majestueux, et claque une fois pour toute la porte au cliché selon lequel le russe serait une langue dure à l’oreille.
встречаться (vstretchatsya)
Verbe : se rencontrer
Lorsqu’on est allemand et que l’on vit à l’étranger, il est monnaie courante d’essuyer des commentaires désobligeants sur sa langue maternelle : en premier lieu l’idée selon laquelle l’allemand n’aurait pas de voyelles. Il est vrai que des mots comme Strump (« chaussette »), avec ses six consonnes et une voyelle, n’est pas l’exemple idéal pour contredire cette idée reçue. En revanche, встречаться constitue, avec ses quatre consonnes d’affilée en début de mot, un argument imparable pour contredire mes détracteurs russophones : « Haha, on a peut-être de longs mots, mais on n’est pas les seuls ! Alors, on fait moins le malin maintenant ! » C’est précisément pour ça que le mot встречаться me plaît tant. C’est ma petite arme secrète… Du moins quand j’arrive à le prononcer.
матрёшка (matriochka)
Nom commun : matriochka, poupées peintes qui s’emboîtent les unes dans les autres
On ne peut évoquer la culture russe sans citer les célèbres матрёшки, poupées peintes que l’on emboîte les unes dans les autres. Le nom матрёшка signifie littéralement « petite matrone » et est le diminutif du prénom russe Matriona. Traditionnellement, l’extérieur de la poupée représente une femme portant un sarafane, un vêtement traditionnel russe. Il arrive que ses petites sœurs prennent une autre forme, parfois même masculine, et la dernière est le plus souvent un bébé fait de bois dur.
Aujourd’hui, il existe une variété infinie de матрёшки, des hommes politiques aux chouettes en passant par les chats, et ces poupées ont clairement gagné le statut d’objet culte. Il est d’ailleurs étonnant qu’au-delà des frontières russes, il soit si souvent désigné à tort par le nom de бабушка (babouchka), « grand-mère », une ambiguïté qui prête parfois à confusion. Or, c’est bien cette ambiguïté qui justifie la place du mot матрёшка dans ma liste. Alors que mon père, encore enfant, faisait un échange scolaire à Moscou, il lui arriva l’histoire suivante :
Voici donc mon petit papa, au milieu des années 70, dans une boutique soviétique de souvenirs, debout devant un mur recouvert de матрёшки qu’il ne peut atteindre :
– « Здравствуйте, у вас есть бабушка? (Zdrastvuite, u vas yest babouchka?) – Bonjour, avez-vous une grand-mère ? »
– Et la vendeuse de répondre : « Да, конечно! (Da, konetchno!) – Oui bien sûr ! »
– Mon père : « Могу ли я купить её? (Mogou li ja kupit yeyo?) – Est-ce que je peux l’acheter ? »
– La vendeuse, interloquée : « … Нет! (… Net!) – Non ! »
– Mon père jetant un regard désamparé au mur couvert de матрёшки : « Почему нет? У вас же много бабушек! (Potchemu net? U vas mnogo babouchek !) – Mais pourquoi ? Vous avez plein de grand-mères ! »
– La vendeuse, sèchement : « Нет! (Net!) – Non ! »
Et mon papa de quitter le magasin, mortifié. Ne vous en faites pas : depuis, il a bien grandi, et a appris à l’occasion l’appellation correcte pour matriochka. Mais chaque fois que ce mot résonne à mes oreilles, me revient en tête l’image de mon papa, petit garçon, sortant du magasin d’un air vexé parce que la vendeuse a refusé de lui vendre sa grand-mère. Et l’anecdote me fait toujours sourire.
так (tak)
Adverbe : oui, très bien, d’accord, ok
Et puisqu’on parle de grand-mère : le mot qui clôture cette liste me vient justement de la бабушка de mon mari. Avec mes quelques rudiments de russe, nos conversations finissent souvent en queue de poisson. Et lorsque nous nous décourageons toutes les deux, elle prononce systématiquement le mot « так » : « C’est bon, nous sommes toutes deux d’accord pour convenir que ça devient inutile. » Mais quand nous nous comprenons, là aussi, elle emploie le terme « так », qui signifie alors « D’accord, très bien, ok. » C’est pour cela que j’aime tant ce mot. Sa signification me semble universelle, adaptable à toutes les situations. J’espère tout de même que lors de notre prochaine rencontre et grâce à mes progrès en russe, j’aurai plus souvent droit au deuxième sens.
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