Illustration d’Isabelle Castelain
La question de l’orthographe, en France, c’est un volcan sujet à des éruptions périodiques, généralement violentes, séparées par des périodes plus ou moins longues de calme à peu près absolu. – Michel Arrivé
L’évolution d’une langue est un phénomène complexe : cette dernière doit à la fois être fixée pour être apprise et demeurer vivante. Au fil des siècles, l’orthographe des mots change, cristallisant l’histoire, la mémoire de la langue. Mais ces changements ne se font pas sans heurs. En 1996, la langue allemande subit ainsi une réforme conséquente et contestée, au point que certains journaux renommés, comme la FAZ ou la Süddeutsche Zeitung, ont refusé de l’appliquer dans leurs colonnes. En France, après l’épineuse question de la féminisation des métiers, une polémique sur une ancienne réforme orthographique a récemment fait couler beaucoup d’encre. Petit aperçu de la dernière éruption volcanique.
Une réforme vieille d’un quart de siècle
Le 7 février 1989, Le Monde publie une tribune signée par dix linguistes et portant le titre « Moderniser l’écriture du français ». Le but est de répercuter l’évolution de la langue et d’en faciliter l’apprentissage. Le Conseil Supérieur de la Langue Française est créé dans la foulée. Les autorités belges, suisses et québécoises sont consultées. Un rapport définitif est publié en décembre 1990. L’Académie française donne alors son aval, avant de se rétracter un an plus tard. À l’époque, les réactions politiques et médiatiques sont vives. Puis, c’est l’inertie. En 2008, l’Éducation nationale qualifie l’orthographe rectifiée de « référence », sans pour autant légiférer. Elle est intégrée sans grand bruit dans plusieurs manuels. Mais, en janvier dernier, l’annonce de l’éditeur Belin de systématiser la réforme à la rentrée scolaire met le feu aux poudres.
L’orthographe rectifiée – mais quoi au juste ?
La réforme concerne 4% du lexique. L’accent circonflexe (souvenir d’un -s, indication de prononciation) ne disparaît pas mais devient facultatif dans certains cas ; l’emploi du trait d’union est normalisé ; les mots d’origine étrangère comme handball, weekend ou cowboy perdent (enfin) le leur, les pluriels sont standardisés : jazzmen devient jazzmans et lieder, lieds (aïe). Certaines incohérences sont corrigées : oignon se transforme en ognon, boursoufler devient boursouffler, douceâtre, douçâtre. Nénuphar connaît son heure de gloire : ce joli mot d’origine persane s’écrivait jusqu’en 1935 avec un -f, remplacé abusivement par un -ph. Point central de la réforme : certains accents sont modifiés en fonction de leur prononciation courante, comme cèleri ou sècheresse. Enfin, le participe passé devient invariable dans le cas de laisser (« Elle s’est laissé convaincre »).
Un débat franco-français ?
La réforme, contrairement à ce que pensent beaucoup (à moins qu’ils n’y aient pas pensé du tout), concerne également le Québec, la Belgique, la Suisse et Haïti. Selon l’Organisation Internationale de la Francophonie, 212 millions de personnes font un usage quotidien du français. Chaque année sont créés entre 20 000 et 25 000 mots ; l’idée d’une instance régulant ce flot ne semble donc pas incongrue. Au Québec et en Belgique, la réforme est connue et plutôt suivie. Elle a même été approuvée à l’unanimité par les parlementaires de la Communauté française de Belgique. Les Français, eux, ne sont pas aussi flegmatiques et seraient 82% à se prononcer contre. Certes, il n’aurait pas été inutile de jeter un œil neuf sur cette réforme, comme le préconise l’Académie française. Mais à qui confier cette tâche ? Et quelle place faire aux évolutions, puisque la réforme est déjà appliquée chez nos voisins ?
L’ennemie de la République
« Appauvrissement de la langue », « nivellement par le bas » : la réforme est responsable de tous les maux. Des internautes courroucés (et mal informés) s’inquiètent de la défiguration des sacro-saints classiques et pleurent la disparition de l’accent circonflexe (#JeSuisCirconflexe). L’orthographe devient le nouveau fer de lance de notre identité nationale. Dans ce débat, mauvaise foi et démagogie se côtoient. Ce serait « la fin du français universel » qui va « perdre son influence dans le monde » et sera remplacé par un français québécois, haïtien ou belge, à l’image de l’anglais, perpétuellement « écorché » par ses locuteurs. Les anglophones apprécieront. Michel Onfray fulmine : l’écriture phonétique et la domination des esprits, version George Orwell, sont en marche. Mais comment expliquer cette crispation identitaire, entre nostalgie impérialiste et combat d’arrière-garde ?
La « fracture orthographique » à l’école
Dans cette querelle, les arguments des enseignants semblent plus légitimes, car ils seront les premiers à essuyer les plâtres de la réforme. Celle-ci serait fautive et incomplète, mais surtout, si personne ne l’emploie, complètement inutile. En vingt ans, le niveau en orthographe a considérablement régressé. La langue française est quotidiennement martyrisée – il suffit, pour s’en rendre compte, de consulter le net. Or, pour certains, les rectifications seraient une forme supplémentaire de discrimination. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Les accents et autres facéties de la langue française sont depuis des générations la bête noire des élèves (et des étrangers !).
L’orthographe à l’aube du XXIe siècle
Chaque jour, un Français consacre environ six heures à la communication verbale. Il a aujourd’hui à sa disposition de nombreux outils de vérification orthographique, applications en ligne ou encore saisie intuitive. Mais personne n’est infaillible. Et ce serait oublier les petites bévues orthographiques des auteurs classiques. D’ailleurs, estimons-nous heureux, car au milieu du XVIIIe siècle, c’est un tiers du lexique qui fut modifié. L’orthographe est une chose bizarre et ludique. Son apprentissage est fastidieux, mais pas impossible : alors qu’il ne parlait pas un mot de français, un Néo-zélandais a l’an dernier gagné un concours de Scrabble francophone en apprenant tout le dictionnaire !
Ainsi, au lieu de voir dans cette réforme une gageüre, à la limite de l’harakiri linguistique, il serait bon de se réjouir de la vivacité de la langue française. Car, contrairement aux aprioris, elle ne s’est jamais laissé faire : orthographe rectifiée ou non, le temps fera son œuvre, entre statuquo et évolution.