Qu’est-ce qu’une langue véhiculaire ?
Selon le linguiste David Crystal, une langue naturelle peut être considérée comme véhiculaire (lingua franca) lorsqu’elle sert d’instrument de communication verbale entre des populations de langues ou dialectes maternels différents. Afin d’accéder à ce statut, elle doit également être désignée comme langue officielle d’un pays et être systématiquement employée dans des domaines essentiels tels que la politique, la finance ou la science.
Je suis d’origine portugaise et la génération de mes parents choisissait généralement le français comme première langue étrangère. Or, quelques décennies plus tard, il semble que ce dernier ait bel et bien été supplanté par l’anglais. La Grande-Bretagne, déjà historiquement considérée comme l’ennemi héréditaire de la France, semble encore une fois remporter la bataille. En effet, à présent, même sur le terrain linguistique, la nation royale domine. Comment la langue de Shakespeare est-elle parvenue à s’imposer ? Quelles ont été les circonstances historiques de cette évolution ? L’anglais est-il vraiment en train de devenir la langue véhiculaire des prochains siècles, comme le fut autrefois le français ? Voici, pour rappel, une petite histoire des luttes linguistiques franco-anglaises.
1e étape : le français conquiert le monde en tant que langue véhiculaire
Suite à la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066, le français s’impose comme langue de l’aristocratie, statut qu’il conservera pendant plusieurs siècles. Cette influence linguistique se lit notamment dans des devises telles que « Honi soit qui mal y pense », en usage à la cour anglaise jusqu’au XIVe siècle. Jusqu’en 1733, le français était l’unique langue employée dans le système judiciaire britannique, et encore aujourd’hui, la formule « Soit baillé aux Seigneurs/communes » est employée dans la correspondance entre la Chambre des lords et la Chambre des communes.
L’accès du français au rang de langue de la communication internationale remonte à la fondation de l’Académie française par le Cardinal Richelieu en 1634, une institution qui visait principalement à uniformiser l’usage de la langue dans ses formes écrites et orales. Encore aujourd’hui, l’Académie française publie régulièrement des mises à jour et des adaptations officielles du lexique français, et condamne les anglicismes. C’est notamment aux Immortels que l’on doit l’introduction des mots « ordinateur » et « logiciel » dans le langage courant, alors que beaucoup de voisins européens ont simplement adopté les termes anglais computer et software.
Dès le XVIIIe siècle, le français commence à remplacer le latin dans les traités internationaux. Celui de Rastatt, qui met fin à la guerre de la Succession d’Espagne en 1714, est un cas notoire. En effet, cet évènement confère au français le statut de langue véhiculaire entre les nations d’Europe, marquant ainsi le début d’une longue carrière diplomatique : à partir de cette date, la langue s’impose dans la plupart des cours royales européennes et acquiert un grand prestige culturel, en particulier auprès des philosophes et des penseurs. C’est notamment en France que naissent les Lumières, tournant fondamental dans l’histoire des idées en Europe. Des textes comme l’Encyclopédie de Diderot, les discours libertaires de Voltaire, ou les plaidoyers clamant la perfectibilité de la nature humaine de Condorcet, entre autres, assurent le rayonnement de la langue française sur tout le continent.
Outre sa diffusion principale par le biais de la culture et de la diplomatie, et ce pendant plusieurs siècles, le français continue de s’exporter en Europe avec la Révolution de 1789, notamment sur le terrain militaire. Paradoxalement, environ 10 % seulement des Français parlent couramment la langue à cette époque, la majorité utilisant encore des dialectes, patois et autres langues locales. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, pour une population totale de 28 millions, 6 millions d’habitants ne comprennent pas le français, et 6 autres millions sont incapables d’avoir une conversation dans cette langue. Au moment de la Révolution française, 75 % des Français ont pour langue maternelle un autre idiome que le français. Celui-ci est alors, en réalité, plus largement parlé aux Pays-Bas et en Allemagne que dans certaines régions de France.
Cette tendance s’inverse petit à petit, notamment sous le Premier Empire. Parallèlement aux victoires napoléoniennes, le Code civil, imposé dans les pays conquis, constitue un véritable cheval de Troie de la langue française. En même temps (et ce, en dépit d’une politique linguistique beaucoup plus laxiste que sous la Terreur), l’usage du français progresse à l’intérieur des frontières. En réalité, ce phénomène est dû à l’affermissement de la politique de centralisation menée par l’empereur, d’une part, et à la conscription militaire (le service), d’autre part, plutôt qu’à une véritable politique linguistique en faveur du français. Après la chute de l’Empire, et malgré un contexte politique et diplomatique peu avenant pour la France, c’est bien le français qui s’impose encore comme langue véhiculaire durant les négociations du congrès de Vienne (1815). Au XIXe siècle, la langue bénéficie encore d’un tel prestige qu’elle est adoptée par les diplomates de l’Empire ottoman comme langue véhiculaire.
2e étape : deux langues véhiculaires en lutte pour la domination
L’anglais, maître de l’économie et de la Révolution industrielle
À cette même époque, l’anglais commence, lui aussi, à gagner une certaine influence en tant que langue véhiculaire. Dès les XVIIe et XVIIIe siècles, la langue s’était imposée dans le domaine des sciences, notamment grâce aux découvertes newtoniennes. Mais c’est surtout avec la Révolution industrielle, largement menée par la Grande-Bretagne, que cette ascendance linguistique se confirme. Le pays est en effet à la pointe des avancées techniques et technologiques : tout naturellement, c’est lui qui leur donne leurs noms. Ainsi, tous ceux qui désirent suivre le même chemin se voient, par conséquent, forcés de se familiariser avec l’anglais, ce qui permet de contourner les problèmes liés aux traductions, trop souvent lentes et imprécises.
Alors que l’Empire colonial britannique étend son pouvoir et installe durablement sa domination aux quatre coins du monde, créant partout des universités et des ports de commerce, l’ascendance culturelle de la France, elle, décline. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne devient la nation la plus puissante de la planète. Son territoire s’étend de l’Australie aux Caraïbes, en passant par la Guinée britannique en Amérique du Sud, plusieurs pays africains, ainsi que des territoires en Asie du Sud-Est et au Moyen-Orient. La Grande-Bretagne possède alors, avec les États-Unis (désormais indépendants), l’économie la plus prospère et la plus performante du monde. Selon la légende, le chancelier allemand Bismarck aurait affirmé qu’en tant que nation de langue anglaise, les États-Unis représentaient le fait politique le plus important des temps modernes.
Un combat au sommet
À cette époque, le français demeure la langue véhiculaire de la noblesse européenne. Il est parlé dans toutes les cours royales, et jusqu’en Russie. Catherine II l’utilise quotidiennement dans sa correspondance. Cette romance franco-russe connaît une interruption au moment de la Révolution française, dont les élans anti-royalistes effrayent l’aristocratie européenne, mais se ravive peu à peu sous le règne d’Alexandre 1er, au début du XIXe siècle. Néanmoins, entre-temps, l’anglais s’est bel et bien imposé dans le domaine de l’économie. Londres est devenue la principale capitale financière. L’Angleterre effectue la majorité de ses échanges commerciaux à l’international, en Europe et outre-mer, et non pas à l’intérieur de ses frontières. Faisant entendre sa voix de monnaie sonnante et trébuchante, l’argent s’impose plus facilement que les voix de la philosophie et de la culture. L’anglais est donc en passe de s’imposer comme nouvelle langue véhiculaire à l’échelle mondiale. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, ce n’est pas l’Angleterre, mais bien son ancienne colonie en Amérique du Nord, qui porte le coup de grâce à la langue française.
3e étape : l’anglais conquiert le monde et devient langue mondiale
Après la Première Guerre mondiale, la domination britannique atteint son apogée, mais ce destin changera brutalement de cours un quart de siècle plus tard. En effet, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe n’est plus qu’un immense champ de ruines, et l’Angleterre est en faillite totale. De fait, les États-Unis et l’Union soviétique installent leur hégémonie sur le Vieux Continent. Durant les décennies suivantes, la lutte pour la domination linguistique n’oppose plus l’anglais au français, mais la langue des Alliés au russe, de l’autre côté du Rideau de fer. Dès les débuts de la guerre froide, les États-Unis manifestent leur puissance linguistique. Celle-ci est notamment véhiculée par leur présence militaire à l’étranger, mais aussi par le soft power américain, en particulier grâce aux innovations technologiques et à une culture qui s’exporte massivement au-delà des frontières.
Néanmoins, ce n’est qu’après la chute de l’Union soviétique que la domination linguistique anglaise connaît sa véritable expansion, avant de s’imposer comme une évidence dans les années 2000. À titre d’illustration, le linguiste David Crystal raconte qu’il n’a donné ses premiers cours sur le thème de l’anglais mondial (global english) que dans les années 1980 et que l’intérêt général pour les ouvrages traitant cette question ne s’est pas manifesté avant les années 1990.
L’anglais, langue globale. Oui, mais lequel ?
Depuis que nous sommes entrés dans le nouveau millénaire, l’influence de l’anglais n’a cessé de croître. S’appuyant sur leur statut de grande puissance économique et sur les technologies numériques, les États-Unis exportent leur culture partout dans le monde, depuis la musique pop jusqu’aux séries télé, en passant par le cinéma. Par ailleurs, au regard des évolutions grammaticales et lexicales qui se sont produites dans l’usage de la langue ces dernières années, on peut légitimement penser que l’anglais américain est sur le point de supplanter l’anglais européen. Ainsi, kid (enfant) et cool (au sens de « sympa ») sont officiellement entrés dans le dictionnaire britannique ; l’orthographe américaine de certains termes est préférée, comme encyclopedia au lieu de encyclopaedia ; des prononciations sont aussi modifiées, comme celle de schedule (emploi du temps), le phonème [sch] se prononçant plus fréquemment [sk] que [ch] à la britannique ; ou encore, autre exemple : le prétérit remplace petit à petit le present perfect (I juste ate plutôt que I’ve just eaten). L’auteur Arthur E. Rowse désigne l’ensemble de ces évolutions progressives sous le terme de amglish, qu’il décrit ironiquement comme « de l’anglais en blue jeans ».
Cependant, ce phénomène ne constitue pas le seul avenir envisageable pour l’anglais. Il est tout à fait possible que continuent à cohabiter diverses variantes, toutes réunies sous le dénominateur commun de « langue universelle ». L’écrivain Robert McCrum désigne cet anglais globalisé et conquérant sous le nom de globish, et certains universitaires, comme Jennifer Jenkins, expliquent la nécessité d’avoir une langue véhiculaire anglaise adaptée et taillée sur mesure, afin de faciliter la communication à l’échelle mondiale.
L’anglais aura-t-il toujours le dernier mot ?
Aujourd’hui, la langue anglaise s’est largement imposée sur la scène internationale comme la langue véhiculaire par excellence. Cela signifie-t-il pour autant que le français a perdu sa valeur de vecteur culturel ? Bien au contraire ! Durant les dernières décennies, les courants de pensée les plus influents, de l’existentialisme au post-structuralisme, ont majoritairement été représentés par des penseurs francophones. Ainsi, Sartre, Beauvoir, Foucault, Derrida, Deleuze, Bourdieu, Badiou et leurs contemporains ont dominé le discours intellectuel occidental, depuis la seconde moitié du siècle dernier. De surcroît, l’Académie française veille à préserver un usage homogène de la langue grâce à des mises à jour officielles et régulières. 29 pays à travers le monde ont comme langue officielle le français, et la francophonie est active et sur tous les continents. La contribution culturelle de la France dans le monde est immense, depuis la littérature jusqu’à la mode, en passant par l’architecture, et sans oublier la cuisine !
Toutefois, l’anglais conserve sa position dominante de langue véhiculaire, avec 375 millions de personnes l’ayant pour langue maternelle et 1,5 milliard de personnes le pratiquant comme deuxième langue, contre respectivement 79 et 370 millions pour le français. D’après certaines estimations, environ un milliard de personnes à travers le monde apprennent actuellement la langue de Shakespeare ! Et, en toute logique, plus les systèmes scolaires l’intègreront dans leur cursus, plus son rôle de langue véhiculaire sera renforcé. Enfin, jamais le monde n’a autant communiqué en anglais qu’aujourd’hui, notamment du fait des technologies numériques et des réseaux sociaux. Bref, l’anglais est devenu aujourd’hui citoyen du monde, ignorant les frontières et facilitant la communication entre les personnes du monde entier.