“In the beginning Gloria created the heaven and the earth. And the earth was nanti form, and void; and munge was upon the eke of the deep. And the Fairy of Gloria trolled upon the eke of the aquas.”
Ces mots, les premiers de la Bible, vous semblent à la fois familiers et incompréhensibles ? C’est normal : il ne s’agit pas de la version anglaise de la Genèse, mais de sa version traduite… en polari ! Le polari, c’est cette langue secrète inventée par les communautés homosexuelles britanniques (surtout masculines) au cours du XXe siècle.
Plus particulièrement parlée à Londres, la langue polari longtemps été celle des jeunes hommes qui dansaient et chantaient dans les chœurs des productions théâtrales du West End, ainsi que celle des prostitués masculins qui buvaient le thé autour de Picadilly Circus en attendant leurs clients. À la fois langue vivante et langage secret, langue argotique, codée et largement poétique, le polari s’apparente à un parler anglais très intéressant à décortiquer, aussi fascinant à lire qu’à écouter pour quiconque parle ou apprend à parler anglais. Partons ensemble à sa découverte !
Pour mieux comprendre les racines du polari, il convient de replacer son invention dans son contexte d’origine. Bien loin d’un quelconque effet de mode, l’invention du polari au début du XXe siècle répondait à un besoin de discrétion : l’homosexualité était alors criminelle, et les homosexuels stigmatisés par la loi, la médecine, la religion, la société et la culture dominante. Une aberration qui connut son apogée lors des années 1930, lorsque la Grande-Bretagne décida d’imposer légalement l’emprisonnement, l’électrothérapie, puis la castration chimique aux personnes reconnues homosexuelles. C’est pour échapper à la police et aux dénonciations qu’a donc été adopté le polari. Quel meilleur moyen que de parler un langage secret pour se reconnaître et s’exprimer sans crainte ? Insérer quelques mots de polari dans une conversation avec un parfait inconnu était, par exemple, un bon moyen de savoir si l’autre personne fréquentait la même communauté. Certains osaient même ainsi des conversations entières en polari dans l’espace public, parlant sans fard et sans censure de choses qui pourraient choquer d’autres passants ! Rite d’initiation à part entière, l’apprentissage des codes et du vocabulaire polari était prodigué par les plus âgés aux nouveaux venus, qui se voyaient même affublés d’un nouveau nom de baptême.
L’histoire et les origines du Polari
Mais comment est donc né le terme « polari » ? Parfois orthographié palarie, parlary ou encore palare (tous trois issus du verbe italien parlare), le polari serait en fait apparu au XVIIIe siècle sous l’influence de populations européennes itinérantes. Les premiers à le parler auraient ainsi été les saltimbanques et les artistes de cirque, qui usaient d’un argot appelé « parlyaree », mélangeant l’anglais à leurs langues natales (souvent des patois français, espagnols, ou italiens). Si les linguistes ne sont pas unanimes sur cette théorie ; il est avéré que l’argot circassien a influencé de près ou de loin le polari du XXe siècle. Preuve en est le fascinant système de numérotation qui leur est commun :
- Una
- Dooey
- Tray
- Quarter
- Chinker
- Say
- Say oney
- Say dooey
- Say Tray
- Daiture
- Long Dedger
- Kenza
Le polari, un langage de survie
Mais le parlyaree n’en en fait qu’une des sources d’inspiration du polari parmi tant d’autres : citons pêle-mêle le langage secret des voleurs, l’argot cockney, le verlan, le yiddish, la lingua franca des marins, le langage codé de l’US Air Force américaine ou encore le langage vernaculaire utilisé par les utilisateurs de drogues. Le polari fut ainsi ce langage aux milles influences, auquel ses locuteurs donnaient vie et nourrissaient de mots nouveaux chaque fois qu’ils en ressentaient la nécessité.
Un dictionnaire du polari
À l’origine uniquement transmis par la parole, le polari a été récemment compilé sous la forme d’un dictionnaire grâce aux travaux du linguiste Paul Baker. L’auteur, cité par le magazine d’Arte Tracks, décrit ainsi le polari en ces termes :
« Le langage lui-même, plein d’ironie, de sous-entendus et de sarcasme a aussi donné à ses locuteurs une attitude de résistance face aux arrestations, aux chantages et à la violence physique ».
En feuilletant le dictionnaire, il est ainsi amusant de voir que de nombreux mots à connotation négative (forces de l’ordre, insultes) portaient une consonance naturellement féminine. Ainsi, la police pouvait-elle être surnommée « Jennifer Justice », « Hilda Handcuffs » ou « Betty Bracelets ». Plus courants, « bevvy » désignait la « boisson », « khazi » les « toilettes », et « scarper » signifiait « s’enfuir ».
Une langue perdue ?
Le polari est aujourd’hui considéré comme une langue morte. Son développement a connu une trajectoire parallèle aux répressions : très parlée dans les années 30 et 40 lorsque les interdictions se succédaient, elle tombe en désuétude à partir de 1967, date à laquelle l’homosexualité est dépénalisée en Angleterre (il faut cependant attendre 1980 et 1982 pour que l’Écosse et l’Irlande du Nord suivent). C’est à partir de cette avancée législative que la culture LGBT a ainsi pu revendiquer une existence publique et flamboyante (« gay pride », « coming out », « sortir du placard ») en opposition à l’époque du polari, à jamais associée à la clandestinité. La série radiophonique « Round The Horne », enfin, a largement contribué au déclin du polari. Diffusée sur la BBC, cette série mettait en scène deux personnages ouvertement gays, Julian et Sandy, qui usaient du polari à des fins comiques, en caricaturant le milieu gay pour se moquer de la culture dominante.
D’autres langages secrets continuent d’exister dans le monde en 2020 pour protéger les communautés homosexuelles
Cependant, malgré cette émission radiophonique, et bien que l’on puisse lire la Bible en polari, son caractère secret et clandestin en a empêché toute publication imprimée ou tout enregistrement scientifique. À ces difficultés s’est également ajouté le fait qu’il n’y a jamais existé de version « officielle » du polari, par nature polymorphe et évolutif. Aujourd’hui, le polari est considéré comme une langue morte, comme nous l’avons souligné précédemment ; mais certaines communautés homosexuelles contemporaines, victimes d’oppression dans certaines régions du monde, continuent à parler et inventer des langues pour échapper à leurs oppresseurs. Le kaliarda est, ainsi, la langue des travailleurs du sexe transsexuels en Grèce ; le pajubà, au Brésil, est un hybride des langues yoruba, bantu et portugais. Enfin, on trouve également des langages secrets en Chine, en Turquie, ou aux Philippines.
Illustrations de Lucille Duchêne