Les controverses linguistiques sont nombreuses. Le macédonien et le bulgare forment-ils une seule et même langue ? Les langues baltes sont-elles des langues slaves à part entière ? Le proto-indo-européen, ancêtre supposé des langues indo-européennes, a-t-il réellement existé un jour ? Où se situe la limite entre langue et dialecte ? Mais aucune polémique n’est plus vive que celle des langues altaïques.
Qu’appelle-t-on langues altaïques ?
Les langues altaïques doivent leur nom à l’Altaï, une vaste région montagneuse qui s’étend de la Russie jusqu’à la Chine en passant par l’Asie centrale. Elles dériveraient du proto-altaïque, une langue archaïque datant de 5 000 avant J-C. Cette langue aurait été parlée dans une zone géographique correspondant aux territoires actuels de la Corée du Nord, du nord de la Chine et du sud de la Mongolie.
Dans sa définition restreinte, les langues altaïques regrouperaient :
— les langues turques (ou turciques) pour environ 200 millions de locuteurs. Le turc en est le principal représentant aux côtés d’autres langues du Caucase et d’Asie centrale (azéri, kazakh, ouzbek…).
— les langues mongoles, essentiellement le mongol (6 millions de locuteurs), mais aussi l’oïrate ou le bouriate ;
— les langues toungouses, une famille de langues minoritaires de Russie, Chine et Mongolie (moins de 100 000 locuteurs cumulés).
Dans une vision plus large, le coréen et le japonais sont parfois ajoutés.
La douce musique des langues turciques
Commençons notre exploration des langues altaïques à l’ouest du continent asiatique. Le turc est réputé pour sa syntaxe exotique et sa mélodie singulière. Depuis 1928, la langue s’écrit avec une version modifiée de l’alphabet latin, les lettres ö, ü, ç, ş ou encore ğ étant propres au turc. Avec 90 millions de locuteurs estimés, c’est la première langue turcique. Les autres se concentrent essentiellement dans le Caucase et en Asie centrale :
- Dans le Caucase, il s’agit de l’azéri parlé en Azerbaïdjan.
- En Asie centrale, ce sont les langues des ex-républiques soviétiques. Autrement dit, le turkmène au Turkménistan, l’ouzbek en Ouzbékistan, le kazakh au Kazakhstan et le kirghiz au Kirghizistan. Seule exception de la région : le Tadjikistan, dont la langue nationale, le tadjik, est un dialecte du persan (ou farsi) et n’est donc pas une langue turque.
- L’ouïghour, le tatar et le bachkir sont également rattachés aux langues turques.
Attention : les termes azéri et azerbaïdjanais (kazakh/kazakhstanais, kirghiz/kirghizistanais, etc.) ne sont pas synonymes !
Les mots azéri, kazakh, kirghiz, etc. désignent l’ethnie (et par association, leur culture et leur langue). Les mots azerbaïdjanais, kazakhstanais, kirghizistanais, etc. renvoient à la nationalité du pays, indépendamment de l’ethnie. Un Kazakh de Bichkek, la capitale du Kirghizistan, est donc à la fois Kazakh et Kirghizistanais. La différence existe aussi entre bosniaque (ethnie) et Bosnien (nationalité). Même les Russes font la différence entre русский (« rousski », l’ethnie russe) et российский (« rassiski », la nationalité russe), bien que la nuance n’existe pas dans la langue française.
La famille des langues turques n’est pas controversée. Son existence est avérée et fait l’unanimité chez les linguistes du monde entier. Cependant, la reconnaissance des langues turques du Caucase et de l’Asie centrale est encore récente. Intégrés à l’URSS pendant près de 70 ans, ces territoires ont une longue tradition russophone qui persiste encore aujourd’hui.
Alors que certains de ces pays s’apprêtent à célébrer le jour de leur indépendance avec le « Jour de la Constitution » (12 novembre en Azerbaïdjan, 8 décembre en Ouzbékistan…), ils souhaitent aussi se rapprocher de la culture turque. Cela passe notamment par l’abandon progressif du cyrillique pour l’alphabet latin.
Les caractéristiques des langues altaïques
En tant que membres de la même famille, les langues turques partagent un grand nombre de points communs. C’est parce que ces points communs se retrouvent aussi en mongol et en coréen que la notion de langues altaïques a émergé chez certains linguistes. Les 4 caractéristiques principales sont :
- Des langues agglutinantes. Les langues agglutinantes ont un fonctionnement bien particulier. Elles ajoutent des suffixes et des préfixes à un mot pour en étoffer le sens jusqu’à former des phrases complètes.
- L’harmonie vocalique. Cette règle veille à l’esthétique en imposant l’utilisation de certaines voyelles selon les lettres qui précèdent.
- Des langues SOV. Les langues sont organisées en différents systèmes en fonction de l’ordre des mots. Le français, par exemple, est une langue SVO puisque l’ordre des mots dans une phrase est Sujet-Verbe-Objet. Les langues altaïques sont dites SOV, l’ordre étant Sujet-Objet-Verbe. Cela peut paraître étrange pour un francophone, mais la majorité des langues du monde suivent ce schéma. Presque une sur deux ! Le basque et le latin sont d’autres exemples de langues SOV.
- Un lexique en commun. Selon les cas, les langues altaïques peuvent partager jusqu’à 20 % de leur vocabulaire.
Mais cela suffit-il pour reconnaître l’existence des langues altaïques ? Aujourd’hui, la plupart des linguistes ne reconnaissent pas l’existence de cette famille linguistique.
Les langues altaïques existent-elles vraiment ?
En fait, pour pouvoir répondre à cette question, il faut d’abord comprendre ce qui se cache derrière la notion de famille de langues. Une famille linguistique suppose l’existence de liens généalogiques entre ses langues. Les simples ressemblances ne suffisent pas. Exactement comme pour les êtres humains !
On peut ressembler à une autre personne sans être forcément de la même famille. Ainsi, les langues romanes ou les langues slaves forment sans aucun doute une famille de langues. Elles ont une origine génétique commune, respectivement le latin et le proto-slave.
Le problème avec les langues altaïques, c’est qu’elles ne partagent aucun ancêtre commun avéré. Le proto-altaïque est une hypothèse qu’aucun linguiste n’a su prouver. Les similarités seraient plutôt dues à une longue histoire de contacts culturels et d’emprunts lexicaux et syntaxiques entre les peuples de l’Altaï.
Pour clore le débat, le linguiste Joseph Greenberg a développé le concept de langues eurasiatiques au début des années 2000. Une superfamille qui engloberait les langues altaïques, indo-européennes et ouraliennes… ou comment remplacer une polémique par une super-controverse !